Bulletin des Auteurs – Qu’entendons-nous par « dérives comportementales » ?
Gaëlle Hersent –D’après Muriel Trichet, psychologue clinicienne, les dérives comportementales correspondent à toutes les conduites inappropriées issues des dégradations dans les situations de travail (dissensions, rapports de forces, déséquilibres dans la relation professionnelle), qui traduisent l’échec à maintenir des relations au travail satisfaisantes.
B. A. – Comment est née l’idée d’une enquête ?
G. H. – Différents événements, dont j’ai pu entendre parler, que j’ai pu directement remarquer, et vivre parfois, depuis quelques années, dans le milieu de la Bande Dessinée, et dans l’édition, des situations compliquées entre autrices.teurs et éditeurs.trices, dont certaines ont pu contribuer à des états de stress et à des états mentaux assez graves, ont amené cette réflexion.
B. A. – Comment s’est-elle organisée ?
G. H. – Nous avons suivi plusieurs étapes. L’an dernier, en mars, je suis d’abord allée me renseigner du côté du Code du Travail, pour voir la définition du harcèlement moral, et ce qui existe pour le prévenir ou même le sanctionner. Assez vite, il m’est apparu que le contrat d’édition n’encadrait pas du tout la relation de travail mais uniquement l’exploitation de l’œuvre. Je me suis interrogée s’il serait possible d’inclure certaines dispositions du Code du Travail dans le contrat d’édition, mais comment les articuler dans un contrat d’édition et surtout faire en sorte que ce soit accepté par l’autre partie ? Cette voie ne me paraissait pas la bonne à ce moment-là. Christelle Pécout m’a orientée vers Muriel Trichet, psychologue clinicienne, spécialiste dans la prévention des risques psychosociaux. Muriel Trichet m’a fourni de la documentation à but d’exemple, mais qui traite du salariat. Or les auteurs.trices ne sont pas des salarié.e.s. Nous n’avons pas de lien clair de subordination avec les éditrices.teurs. J’ai échangé avec les membres du groupement BD, pour trouver comment cette réflexion pouvait prendre forme et chercher ce qu’il manquait dans notre domaine pour pallier de telles dérives. J’ai écrit et partagé une première mouture de ce projet, que j’ai aussi présenté à Emmanuel de Rengervé. La question s’est posée de sensibiliser les éditeurs à notre démarche. Emmanuel m’a suggéré que des notes soient établies, afin que le milieu puisse se rendre compte du manque qui existe dans le contrat d’édition, qui encadre l’exploitation de l’œuvre, mais pas le moment de la création, le travail lui-même. Or, c’est dans cet espace que peuvent se manifester des dérives comportementales. À partir d’octobre 2020 nous avons constitué un groupe de travail sur ce sujet.
B. A. – Cinq notes ont été rédigées.
G. H. – Nous avons fait appel à des personnes qualifiées pour présenter la question sous des angles différents. Muriel Trichet a écrit la note psycho-sociale. Pierre Nocérino, qui est post-doctorant, a écrit la note sociologique. Maïa Bensimon, responsable juridique de la SGDL, a rédigé la note juridique. Jessica Kohn, enseignante agrégée, la note historique. Enfin, Olivia Guillon, maître de conférence en économie, la note économique, qui interroge le rapport au temps, à l’autonomie, à l’indépendance, mis en tension dans la relation économique avec l’éditeur.
La publication de ces notes, en pdf, constituera un premier stade, qui lancera la réflexion. Elles seront illustrées par des autrices.teurs BD, et adressées aux adhérent.e.s du Snac, ainsi qu’à l’ensemble des acteurs du milieu, y compris les éditeurs, afin de sensibiliser tout un chacun. Nous commencerons par les notes psycho-sociale et sociologique, puis juridique, historique et économique. Leur diffusion sera accompagnée de webinaires ou de tables rondes, afin d’échanger entre auteurs.trices, avec les éditrices.teurs et les institutions. Dès que la crise sera passée, ces notes pourront être imprimées pour être distribuées dans les festivals.
B. A. – Des témoignages seront ensuite collectés.
G. H. – À la suite de la publication et de la lecture de ces notes, dans un premier temps une dizaine de témoignages, bien sûr strictement confidentiels et anonymisés, pourraient être recueillis, sous la forme d’entretiens oraux avec Muriel Trichet, qui en a l’expérience, afin que les personnes témoins se sentent le plus en sécurité possible. La synthèse de Muriel nous offrirait une base pour construire une brochure qui reprendrait aussi les cinq notes, et serait un outil de prévention, qui permettrait de reconnaître des situations problématiques, et de savoir comment arriver à les gérer, en proposant des entrées comme : Vous êtes témoin d’une telle situation. Que faire ? ou : Vous êtes victime de ce genre de situation. Que faire aussi ? Nous aimerions apporter une aide, via cette brochure, à toute personne qui pourrait se retrouver seule face à ce genre de situation. Une étape supplémentaire serait de demander, au CNL ou aux instances ministérielles, que soit créée une cellule de médiation, qui soit ouverte à la résolution d’une situation qui est identifiée comme une dérive comportementale, où intervienne une personne tierce et neutre qui écoute auteur.trice et éditrice.teur, afin que soit évité au possible un blocage, générateur de stress, de mal-être, voire de désespoir, et qui vous empêche de continuer à créer, ce qui est extrêmement dur à vivre.
B. A. – Vous envisagez l’écriture d’une charte.
G. H. – Oui, ce serait un projet sur le long terme, suivant la façon dont seront reçues les notes. Il faudrait que ce soit différents acteurs du milieu qui se réunissent autour d’une table afin de pouvoir identifier clairement les situations et ce qui peut être envisagé afin de prévenir, une sorte de code déontologique, qui soit accepté par tous. Cela peut paraître un peu utopique.
B. A. – Votre démarche inclue les éditeurs.
G. H. – Oui. Nous devrions éviter la polarisation du débat. Il faut différencier l’éditeur en tant que personne morale et l’éditrice.teur en tant que personne physique. L’éditeur.trice, la / le directrice.teur de collection, qui est parfois auteur lui-même, peut se retrouver entre le marteau et l’enclume, entre des injonctions managériales ou commerciales ou économiques venant de la maison d’édition et la réalité de l’auteur.trice. Nous ne pourrons progresser sur le sujet que grâce à une prise de conscience des deux côtés.
Cet entretien est illustré par un dessin de Gaëlle Hersent.
Il est paru dans le Bulletin des Auteurs n°145, en avril 2021.