Bulletin des Auteurs – En quoi consiste le « Dubbing Cloud » ?
David Ribotti – Il s’agit d’une nouvelle manière de faire du doublage qui a commencé à se manifester pendant la crise Covid et qui depuis quelques années tente de s’installer progressivement en bouleversant certaines pratiques, malheureusement pas dans le bon sens. Pour ce qui est de la méthode, avant les années 2000, les auteurs de doublage travaillaient à la main, ils écrivaient leur texte avec un crayon de papier et une gomme sur une bande rythmo, le support qui défile sous l’image et permet aux comédiens d’interpréter un texte en parfait synchronisme avec l’image. Cette bande passait entre les mains d’un détecteur, chargé de repérer les mouvements de bouche à l’image et de reporter le texte de la version originale sur la bande, d’un auteur, chargé d’écrire les dialogues de la version française, d’un calligraphe, et d’un responsable de la frappe chargé de dactylographier le texte, avant que celui-ci puisse enfin arriver en studio.
Au début des années 2000, cette méthode traditionnelle a progressivement été transposée sur des logiciels dont le principe était de générer une bande virtuelle. Ces logiciels ont repris les codes de la méthode traditionnelle et ont permis d’accélérer considérablement le temps de travail, ce qui se faisait à l’époque en trois semaines se fait aujourd’hui en moins d’une dizaine de jours.
Ce gain de temps s’explique par le fait que le matériel n’a plus à être transporté physiquement d’un intervenant à l’autre, le rembobinage est instantané, et les étapes de la calligraphie et de la frappe ont été supprimées car le texte de l’auteur est automatiquement transformé pour générer un script. Mais le travail artistique et intellectuel de l’auteur n’est pas plus rapide, le gain a essentiellement été de nature technique.
Tous les auteurs de doublage travaillent depuis 2010 sur ces logiciels, la transition s’est faite en douceur sur une dizaine d’années.
B. A. – Donc, au-delà de cette méthode avec des logiciels, il y aurait une nouvelle méthode ?
D. R. – Absolument. Certaines sociétés de doublage ont profité du confinement pour développer une méthode qui permet au doublage d’être réalisé de manière totalement délocalisée, sur des plateformes dites « Dubbing Cloud », qui permettent de centraliser l’ensemble du processus de travail. Les auteurs écrivent alors leur texte sur un logiciel interne à ce cloud et les comédiens enregistrent ensuite ce texte à distance, dirigés par un directeur artistique qui opère aussi à distance. Le travail de prise de son, montage son et mixage s’effectue également sur ce cloud. Ainsi, toutes les opérations qui se déroulaient en présentiel, dans un studio, avec de réels rapports humains, se font par écrans interposés.
B. A. – Et en quoi cela constitue une menace ?
D. R. – Ce qui est certain, c’est que pour l’instant, le résultat d’un doublage réalisé sur une plateforme de dubbing cloud n’aura jamais la qualité d’un doublage fait en studio et dans les règles de l’art. La première menace est que ces systèmes risquent de tirer la qualité générale du résultat vers le bas. Pour les auteurs de doublage, cette nouvelle méthode installe toute une série de nouveaux codes. Certes, il y a toujours un système de bande rythmo semblable à celui des logiciels que nous utilisons habituellement, mais il est beaucoup moins précis.
Actuellement, nous rendons notre travail une fois qu’il est finalisé et nous sommes parfaitement autonomes du moment où un travail nous est confié jusqu’au rendu du travail terminé. En dubbing cloud, nous devons nous connecter sur un cloud pour écrire notre texte. Les entreprises de doublage y voient un gain de confidentialité, mais aussi de contrôle puisque toutes nos interventions sont tracées, le nombre d’heures que nous consacrons à un projet apparaît, nous n’avons plus l’autonomie qui est la nôtre en tant qu’auteurs sur des logiciels traditionnels. Nous sommes des créateurs et il est important que nous puissions librement gérer notre temps de création. En dubbing cloud, nous sommes face à un camembert qui annonce dix mille phrases à traduire, appelées dans ce cas précis, « évènements » et qui se remplit au fur et à mesure que nous avançons dans notre adaptation. C’est contraire à l’esprit de la création. Nous avons le sentiment d’être davantage évalués sur notre productivité, que sur la qualité de notre travail. Sur ce cloud, tout le monde peut voir ce que tout le monde fait en direct et les différents intervenants dans la chaîne du doublage voient l’état d’avancement du travail de chacun. Ainsi, notre travail peut être supervisé au fur et à mesure de sa progression et un auteur n’a pas envie de cela. Combien de fois devons-nous laisser murir une idée ou un passage compliqué pour y revenir à plusieurs reprises jusqu’à trouver la bonne idée, le bon texte ?
Sur nos logiciels traditionnels, les données relatives à notre texte, à son élaboration, à notre manière d’adapter et de transposer un dialogue étranger en un texte français original et qui nous appartient, ne peuvent être ni captées, ni réutilisées. Avec le dubbing cloud, nous entrons dans un système où prime la métadonnée, qui est le matériau de l’intelligence artificielle. Nos adaptations sont susceptibles d’alimenter des données, dont nous ne connaissons ni ne maîtrisons l’usage. Je crains le pillage de notre travail et de nos œuvres, mais je crains aussi que cela alimente un type d’algorithme dit de « machine learning » qui s’approprierait notre processus créatif.
C’est un peu comme si nous formions des algorithmes pour nous remplacer un jour.
Cela a également de nombreuses implications au regard du droit d’auteur, mais cela devrait faire l’objet d’un autre article, car c’est un sujet à part entière.
Par ailleurs, certaines tâches techniques qui relèvent de l’intermittence et non du droit d’auteur sont systématiquement imposées à l’auteur qui travaille sur dubbing cloud et les tarifs pratiqués y sont largement inférieurs aux tarifs recommandés par le Snac. Cette dévalorisation est contraire à l’effort actuel des auteurs, qui créent des collectifs pour aller négocier au coup par coup avec les sociétés de doublage et obtenir de meilleures conditions de travail et une rémunération plus juste.
Le dubbing cloud risque de se développer sur un marché parallèle pour tous les métiers du doublage, avec des méthodes qui tireront forcément la qualité vers le bas et risquent de diluer la notion d’œuvre et donc celle d’auteur.
Le dubbing cloud est particulièrement dangereux dans le domaine du voice over, où des comédiens parlent en voix off, par exemple sur un documentaire, et où l’adaptation est moins soumise à la contrainte du synchronisme. Les auteurs de voice over sont pour l’instant les plus exposés et risquent de voir la qualité de leur travail et leurs tarifs s’orienter vers le bas.
B. A. – Comment imaginez-vous le développement de ces environnements Dubbing Cloud dans les mois et les années à venir ?
D. R. – Tôt ou tard, chaque entreprise de doublage voudra développer son propre dubbing cloud ou se rattacher à des solutions existantes, pour des raisons de confidentialité, mais aussi pour capitaliser sur les données collectées, qui sont aujourd’hui le nerf de la guerre.
Nous mettons ainsi en garde les auteurs de doublage contre ces nouvelles pratiques. Pour faire un bon travail de création, nous avons besoin d’être déconnectés. Nous encourageons ainsi les auteurs à continuer à travailler avec nos méthodes traditionnelles, qui sont celles qui nous protègent et nous permettent d’adapter en autonomie tout en garantissant la qualité de nos adaptations.
Certains diront que le travail d’auteur que nous réalisons est si complexe que jamais une machine ne pourra remplacer l’humain et je suis assez d’accord, mais quid du jour ou pour chaque « évènement » à traiter, des dizaines de solutions ou possibles adaptations nous seront proposées et qu’il nous suffira de « cocher » celle qui nous semblera la plus convenable ? L’intelligence artificielle se chargera ensuite d’abolir la contrainte du synchronisme grâce à des procédés qui interviendront directement sur l’image et les mouvements de bouche des comédiens. Quelque chose me dit que ce jour-là n’est pas si lointain… Euh, il est déjà là en réalité et sans vouloir être alarmiste, certains cloud intègrent déjà cette technologie dite du « Deepsync », laquelle offre la possibilité de modifier l’image en fonction du texte de l’auteur de doublage. L’image est ensuite modifiée pour s’adapter aux dialogues qu’enregistrent les comédiens. Certains diffuseurs, vraisemblablement des plateformes dans un premier temps, devraient d’ailleurs proposer d’ici quelques mois les premiers films doublés en « deepsync ». Communiqueront-ils autour de cette technologie ? Impossible de le savoir, mais ce qui est certain, c’est que nous, auteurs de doublage, devons être aux aguets. Il sera alors plus que jamais nécessaire de faire front commun, avec le Snac, l’Upad et l’Ataa, mais aussi et surtout avec tous les collectifs d’auteurs récemment créés. Ce qui est sûr, c’est que nous pouvons d’ores et déjà nous préparer à une levée de boucliers.
B. A. – Quelle est la situation pour les auteurs de sous-titrage ?
D. R. – En sous-titrage ces plateformes de cloud existent depuis plus longtemps et nous avons la certitude que le travail des auteurs alimente des banques de données, qui permettent d’enrichir la traduction automatique. L’étape suivante consiste à demander aux auteurs de sous-titrage de corriger des sous-titres générés par une intelligence artificielle, comme le confirmera l’entretien avec le Collectif Ataa, présenté ci-après. Il s’agit, là encore, d’un dévoiement du travail de création.
Dessin de David Ribotti.
Cet entretien est paru dans le Bulletin des Auteurs n° 152 (Janvier 2023).