Bulletin des Auteurs – Vous appartenez au collectif « Troisième Autrice ».
Béatrice Thiriet – Je suis membre du collectif car je suis bien persuadée de son intérêt et de l’importance de l’action collective. Dans toutes les professions, dans tous les milieux, on observe que se constituent des collectifs de femmes. Cela correspond aux nouveaux enjeux sociétaux que représentent l’insertion et la représentation des femmes dans leur milieu professionnel. C’est aussi la marque d’une société où les femmes désirent prendre en charge cette représentation. L’union et la sororité, l’entraide et la tolérance sont les quatre piliers de ces alliances.
Le collectif « Troisième autrice » c’est, pour moi, se regrouper pour mieux mettre en lumière le travail des compositrices de musiques de films.
B. A. – La présence des compositrices dans la musique de films est-elle récente ?
B. T. – Il y a des compositrices depuis l’aube du cinéma, si l’on pense à Germaine Tailleferre qui était reconnue par ses pairs puisqu’elle fait partie du Groupe des Six, ou Elsa Barraine, compositrice de la musique de films de Jean Grémillon (« L’Amour d’une femme », par exemple). Un peu plus tard il y a notamment Anne-Marie Fijal qui travaille notamment avec Jeanne Labrune ou avec Manuel Poirier. Dans un livre écrit en 2002 par Vincent Perrot, intitulé « B. 0. F. : musiques et compositeurs du cinéma français», figure la photo d’un groupe de femmes compositrices de musiques de films, dont Anne-Olga De Pass, Angélique Nachon, Alice Willis, Hélène Blazy et moi-même. Sophia Morizet aurait pu figurer sur cette photo mais elle réside à Los Angeles, où elle travaille.
Ce qui est nouveau c’est que le collectif « Troisième Autrice » a permis de rassembler un grand nombre de compositrices et notamment les plus jeunes et les plus débutantes, et de défendre la place des compositrices dans le paysage musical. C’est un outil qui soutient leur travail et leur pensée.
B. A. – Comment les compositrices sont-elles invisibilisées ?
B. T. – Généralement les compositrices travaillent sur des films moins financés que ceux sur lesquels travaillent les compositeurs, donc moins médiatisés, qui favorisent moins l’essor de leur carrière. On fait moins appel à elles qu’à des hommes, parce qu’on les connaît moins. Les réalisatrices de films qui seraient peut-être tentées de faire confiance à d’autres femmes sont également en minorité : 30 %.
L’invisibilisation des femmes dans notre société mais aussi dans l’histoire de l’art et donc de la musique est une réalité.
J’ai réalisé ainsi des doubles portraits de compositrices sur la Web TV LDWTV. Une compositrice actuelle et vivante présente une compositrice du répertoire.
Les compositrices sont absentes dans l’histoire de la musique, et il faut les réintégrer. Elles sont une partie de notre culture, cela nous concerne toutes et tous.
B. A. – Vous êtes aussi compositrice de musique contemporaine.
B. T. – En musique contemporaine, j’appartiens à l’association « Plurielles 34 », où nous identifions et soulignons les problèmes liés à notre invisibilisation. Nous tâchons de remuer les institutions puisque la musique contemporaine représente aussi de l’argent public. Les organismes tels Radio France, les maisons d’opéra, les orchestres qui passent des commandes devraient se poser la question d’alterner entre compositeurs et compositrices. L’autre intérêt des collectifs est de recenser les femmes autrices et artistes. Beaucoup de patrons d’institutions ou de directeurs d’événements influents ont tendance, parce qu’ils ne les connaissent pas, à se replier sur l’idée qu’il n’y a pas de compositrices. De plus en plus d’associations professionnelles ou de syndicats se mettent à jouer le jeu et à parler des femmes compositrices.
En musique contemporaine, Claire Bodin, directrice artistique du festival « Présences féminines » propose une base de données : « Que demander à Clara ? », qui recense les compositrices contemporaines et leurs œuvres et qui vient de s’ouvrir aux compositrices de musiques de films.
B. A. – Comment un changement peut-il s’opérer ?
B. T. – Voici une dizaine d’années le collectif La Barbe avait attaqué le Prix France Musique/ Sacem de la musique de films, au titre qu’il ne récompensait jamais de compositrices, et que Radio France n’engageait pas de productrices. C’est à la suite de cette action que j’avais été nommée au jury de ce prix, l’année suivante, au côté d’Éléni Karaïndrou, la compositrice de la musique des films de Théo Angelopoulos (L’Éternité et un jour). J’ai l’impression que cette action militante et totalement inattendue avait bougé les esprits, provoqué un prise de conscience.
Au cinéma, le mouvement « #MeToo » a produit un séisme, libéré une parole et permis aux femmes de prendre plus de poids dans ce milieu, qui est apparemment le secteur artistique le plus violent vis-à-vis des femmes, à moins qu’il ne soit seulement le plus médiatique.
De manière concomitante le discours de « #NousToutes » qui soutient les femmes victimes de violences circule, est écouté. Il commence à imaginer et à organiser une stratégie possible pour soutenir les victimes.
En droit français, il n’y a pas de mot pour dire qu’on respecte la parole des victimes. C’est ce mot-là qu’il faut inventer.
B. A. – Qu’est ce qui a changé pour les compositrices depuis la photo dans le livre « B.O.F » ?
B. T. – Quand je regarde cette photo dans « B.O.F.», je revois un déjeuner où on s’est bien aimées, où on s’est parlé, mais au cours duquel il ne nous est pas venu à l’idée de nous associer comme les femmes compositrices de musiques de films. Et c’est un homme, Vincent Perrot, qui s’était dit : « Tiens, je vais faire une page sur les “femmes compositrices”. » Ce qui était sympathique mais en même temps, si on y réfléchit, discriminant.
Pour moi ce qui compte c’est qu’il y ait des compositrices au même titre que des compositeurs et surtout pas « les compositrices » présentées et pensées à part.
Aujourd’hui ce qui a changé c’est que des femmes décident de s’occuper des problèmes qu’elles rencontrent en tant que femmes. Il est nouveau que les compositrices elles-mêmes s’unissent et agissent pour devenir visibles, décident de se voir, se parler, partager leur expérience, se donner des conseils, s’épauler, affirmer qu’on est plus fortes et plus intelligentes en réfléchissant ensemble. Être moins de 10 % dans un paysage politique et social forcément isole. Se réunir, se compter, s’associer, parler d’une même voix, s’intéresser aux travaux les unes des autres, travailler ensemble, est alors essentiel.
B. A. – De tels collectifs naissent-ils dans les autres pays européens ?
B. T. – Dans les pays du Nord, en Suède « Kvast» et en Italie « Donne in Musica ».
Au niveau européen la situation et la problématique auxquelles les compositrices et par extension toutes les femmes artistes autrices et créatrices font face sont identiques.
À Ecsa je fais partie du comité « Diversité et Parité » qui a en charge d’observer, au niveau européen, la présence des femmes, le respect de la parité et de la diversité. Aujourd’hui nous travaillons également beaucoup sur la définition du genre. Il y a des hommes qui se sentent femmes, des femmes qui se sentent hommes, des personnes qui préfèrent ne pas renseigner une question sur leur genre, des gens qui changent de sexe, des minorités qui ont envie d’être représentées pour ce qu’elles sont et ne pas entrer dans un modèle binaire Masculin/ Féminin.
C’est une nouvelle appréhension, un nouveau combat qui est mené également au sein d’associations, telle « Shesaid.so », qui publie « Majeur.e.s », un annuaire des professionnel.les femmes, personnes trans et non-binaires de l’industrie musicale.
En conclusion j’observe régulièrement que grâce à ces multiples actions, on voit mieux régulièrement apparaître les artistes autrices et leurs travaux.
J’ai moi-même fondé, notamment avec Christine Lidon, autrice et compositrice, un autre réseau : « Des notes et des elles », qui permet à des femmes autrices et compositrices d’échanger et de se regrouper, et s’est associé récemment à l’Unesco dans une campagne contre les violences faites aux femmes.
Crédit de la photo : Shesaid.so
Cet entretien est paru dans le Bulletin des Auteurs n° 152 (Janvier 2023).