Bulletin des Auteurs – Comment est né le collectif « Troisième Autrice » ?
Camille Delafon – Le collectif s’est créé de manière très informelle en 2019, à l’initiative de plusieurs compositrices qui ont d’abord créé un groupe privé Facebook pour s’identifier, se rassembler, échanger librement. Une parole a pu naître, qui exprimait la spécificité d’être une compositrice, dans un métier où la représentation est quasi exclusivement masculine. Un peu moins aujourd’hui, mais très graduellement, puisqu’en France on évoque le chiffre de 6 % de compositrices de musiques à l’image. Nous avons pris le temps de savoir ce que nous avions à faire ensemble, ce que nous pouvions et voulions faire pour nous, compositrices.
Stéphanie Blanc – Il a été fondamental pour nous, qui nous sentions très isolées, de voir se regrouper un ensemble de compositrices autour des problèmes spécifiques à notre métier et au genre que nous représentons. Il était indispensable, au moment où c’est apparu, et vis-à-vis de notre peu de visibilité, que ce groupe émerge.
C. D. – Nous nous sommes aperçues que nous étions plus nombreuses que nous le pensions, et qu’il existait des spécificités liées à notre expérience. Le manque de représentation des femmes dans notre métier constitue un double frein : d’une part le fait que notre métier soit quasi exclusivement masculin ne pousse pas les acteurs de la filière à faire confiance à des compositrices. On sait à quel point, dans la construction du budget d’un film, l’aspect sécurité est un argument de poids. D’autre part, tout au long de leur carrière les compositrices elles-mêmes sont inhibées par cet état de fait – comme dans d’autres secteurs d’ailleurs : elles questionnent souvent plus leur légitimité que les hommes, hésitent à prendre la place, éprouvent de la difficulté à se projeter dans un métier pour lequel elles n’ont presque aucun modèle.
S. B. – L’idée que nous pouvons avoir de notre légitimité est essentielle pour que les acteurs de la filière puissent nous faire confiance, pour nos qualités et notre expérience, et non parce que nous sommes des femmes, avec la représentation qui existe malheureusement encore, pas forcément consciente, de notre genre. Il était primordial d’avoir un collectif qui représente toutes les femmes compositrices, de toutes les générations, qui peuvent être des modèles pour les nouvelles arrivantes, qu’elle puissent se dire : « Oui, je veux être compositrice de musiques à l’image et j’ai des exemples auxquels me référer. »
C. D. – D’abord nous avons pris le temps de faire cette expérience collective pour bien identifier nos objectifs. Et nous avons découvert que notre premier objectif est moins d’être dans la revendication que de développer une culture du partage et du soutien, avec pour ma part le fol espoir qu’elle se développe au delà de notre collectif.
Notre effort interne vise à mettre en commun des réseaux, sortir de sa petite case et de la compétition, pour se rendre plus fortes les unes les autres. À travers des masterclass que chacune est invitée à organiser nous partageons savoirs, expertises et expériences. Nous avons eu par exemple une masterclass sur le synthétiseur modulaire par Claude Violante / Camille Petitjean, ou la spécificité de composer pour des séries par Audrey Ismaël. Certaines compositrices vont aussi pouvoir juste détailler un peu leur workflow et partager des sessions de travail ; c’est passionnant de voir comment chacune a sa propre façon de faire !
Nous nous servons de notre groupe privé Facebook pour partager des informations, relayer les appels à candidature et inciter les compositrices à s’y présenter. Nous avons aussi un projet de mentorat vis-à-vis des étudiantes ou des compositrices en début de carrière.
Notre second mouvement se tourne vers l’extérieur, et œuvre à la visibilité des compositrices de musique de films dans les espaces professionnels et publics. Nous savons aujourd’hui combien cela est essentiel pour changer les représentations. Des festivals et des institutions nous sollicitent pour réfléchir avec eux à la place des compositrices, s’assurer de la pertinence de leur approche.
S. B. – Au-delà des questions de genre, notre métier nous amène à accomplir de multiples tâches, composer, jouer les instruments, enregistrer, mixer, etc. Plus l’échange de savoirs intervient tôt, mieux nous pouvons développer notre carrière en conséquence et non en fonction des faiblesses qui se révéleraient au fur et à mesure.
B. A. – Avez-vous des liens avec les compositrices d’autres musiques ?
C. D. – Bien sûr. Nous avons par exemple travaillé en partenariat avec l’association « Présences compositrices », qui a intégré en juin dernier les compositrices de musiques à l’image dans son répertoire.
Nous sommes aussi en lien avec de nombreux collectifs et associations qui œuvrent pour l’égalité et la parité dans le milieu de la musique et du cinéma comme le Collectif 50/50, Mewem, Keychange, etc.
Reste que le « Collectif Troisième Autrice » se consacre essentiellement aux compositrices de musiques à l’image, que ce soit pour les jeux vidéo, les installations, les films audiovisuels.
B. A.– Comment le collectif s’est-il organisé ?
C. D. – Dans l’esprit de ce changement de culture, nous avons essayé de trouver une forme pour le collectif qui soit la plus horizontale possible. Nous avons évité de reproduire une structure en pyramide, qui est aussi très présente dans les associations. Notre bureau comporte deux compositrices à chaque poste, deux trésorières, deux présidentes, etc. La fonction de présidente n’est pas mise en avant. Nous n’avons pas de membres d’honneur. Nous avons créé des groupes de travail, qui réfléchissent par exemple sur les différents partenariats en cours, comme avec le festival « Sœurs jumelles », ou avec l’association 50/50. Notre engagement est entièrement bénévole. Nous organisons une fois par an les rencontres « Troisième Autrice », où ont lieu des séminaires et des ateliers. Le premier opus a eu lieu en octobre dernier : Jérôme Lemonnier nous a parlé de l’intérêt de devenir producteur exécutif de sa musique ; Jean Vincent, avocat spécialisé dans le droit d’auteur, a décortiqué le contrat de commande, et Agathe Berman nous a enseigné comment animer un atelier sur la thématique « Se présenter et promouvoir son travail ».
S. B. – Ces rencontres mettent en valeur le savoir-faire, la connaissance du savoir-faire. Elles nous permettent d’identifier des difficultés qui nous sont communes, que nous ne sommes pas toutes seules à devoir affronter, et de bénéficier de l’aide de personnes plus expérimentées, dans un cadre bienveillant.
C. D. – Depuis un an, nous proposons une adhésion, au prix très modique de 20 euros pour les compositrices, 10 euros pour les étudiantes. Nous prenons garde à ce que les actions que nous décidons de mener ne fassent pas doublon avec ce qui existe déjà, ce qui nous permet de garder une forme de légèreté dans notre fonctionnement. Maintenant que nous avons choisi comment structurer le Collectif et les actions que nous pouvons et voulons y mener, nous allons déposer des demandes de subventions pour la première fois cette année, afin de recruter une déléguée générale, car la charge de travail ne cesse de croître et le bureau se retrouve régulièrement sous l’eau !
B. A. – « Troisième Autrice » est présente à Ecsa ?
C. D. – Delphine Ciampi, dans notre collectif, participe aux travaux de l’Ecsa. Nos chantiers sont multiples, en même temps que nous développons chacune notre carrière. C’est pourquoi nous devons aussi professionnaliser le collectif.
B. A. – « Troisième Autrice » a bataillé pour le bonus à la parité.
C. D. – Le « Collectif 50/50 » a proposé ce bonus au CNC, qui a mis en œuvre un dispositif d’aides aux producteurs, en cas de respect de la parité H/ F dans les équipes de films. Le bonus repose sur un barème énumérant un certain nombre de cheffes de postes qui valent autant de points (chef op, productrice, etc., et un double point pour une réalisatrice). Si la production obtient plus de 50 % des points, elle obtient un bonus de 15 % sur les aides déjà accordées par le CNC. Sauf que le barème ne comportait pas de point « compositrice ».
S. B. – Ce qui vérifie notre propos, à savoir que les compositrices, qui travaillent plus rarement que les compositeurs sur des projets d’envergure, sont peu visibles !
C. D. – Les autres métiers sont protégés par leur technicité. Or on demande beaucoup de choses aux compositeur.trices, la partie création mais aussi la partie technique, qu’il ou elle va fabriquer : interprétation, prise de son, programmation, mixage, autant de tâches qui sont englobées dans la prime de commande et ne correspondent souvent pas à un budget dédié. Il y a souvent un flou entourant notre métier, dont nous pâtissons tous et toutes. Ici le but du bonus à la parité est de promouvoir des femmes à la tête de chacun des postes clefs de la fabrication d’un film. Les compositrices devaient donc y figurer. « Troisième Autrice » a obtenu, avec notamment le soutien du Snac, que la composition de musiques à l’image entre dans la liste, mais un peu comme sur un strapontin, c’est-à-dire que, je cite le texte du CNC : « Un point pourra être accordé en cas de présence sur le film soit d’une compositrice, soit d’une monteuse, soit d’une mixeuse, dès lors qu’il manque un point dans le barème actuel pour atteindre la parité. » Ce n’est guère satisfaisant.
S. B. – C’est la première marche.
B. A.– Le collectif est un commencement.
C. D. – Créer cet espace de…
S. B. – …de confiance…
C. D. – de confiance, qui a permis à une parole de se révéler. Nous pouvons y parler de nos vulnérabilités, ce qui se pratique peu dans notre milieu professionnel, où pèse la compétition. Nous faisons un métier difficile à tant d´égards, et avons toutes et tous avec les compositeurs, des problématiques communes, et des combats à mener liés à notre profession. Au-delà du genre, « Troisième Autrice » est aussi un espace pour réfléchir plus globalement à notre métier, et partager cette réflexion avec toutes les organisations professionnelles et les institutions qui sont concernées. C’est aussi pour cela que nous avons créé les « membres soutiens » du Collectif, pour pouvoir partager, ouvrir et prolonger ce travail de réflexion.
Crédit photo de Camille Delafon : C. Magnuson.
Crédit photo de Stéphanie Blanc : Christophe Clavert.
Cet entretien est paru dans le Bulletin des Auteurs n° 152 (Janvier 2023).