Bulletin des Auteurs – Comment est né ce groupe de travail ?
Bessora – Nous avions participé à l’élaboration de la Charte des valeurs au CNL, sur notamment la lutte contre les discriminations. Cette charte met en avant la lutte contre les stéréotypes. Le Snac a développé la question de la classification des ouvrages et des auteurs et a fait en sorte que dans cette charte il soit stipulé que les invitations à des rencontres, tout comme les classifications, doivent se baser sur des critères objectifs et non sur des stéréotypes.
B. A. – Vous avez continué cette réflexion au sein du Snac.
Bessora – Il est essentiel qu’un syndicat s’empare de ce sujet. Nous nous sommes aperçues que la BnF recourait à des catégories, en particulier la catégorie « Littérature francophone », qui est définie comme une littérature étrangère, et que dans cette catégorie étaient classées des personnes tels Aimé Césaire, et d’autres auteurs français, mais de couleur, ou des auteurs multinationaux. Certains auteurs étaient classés dans le pays « La Martinique ». La Martinique étant définie comme une région du « reste du monde », et non comme un département français. Nous avons échangé avec le directeur de la BnF, afin que les auteurs ou leurs ayants droit aient un droit de rectification sur ces classifications. La BnF a rectifié son erreur concernant la Martinique. Pas concernant la catégorie « Littérature francophone », où Césaire, Confiant et d’autres demeurent des auteurs de nationalité étrangère. Dans beaucoup d’institutions, bibliothèques ou instituts français à l’étranger, dans les rayons des librairies, on utilise des catégories identitaires comme « Francophonie », mais aussi « Littérature homosexuelle », « Littérature féminine », dans lesquelles les auteurs ne vont pas forcément se reconnaître, mais dont ils ne sont pas forcément au courant.
B. A. – Votre groupe de travail est très ouvert.
Bessora – Nous nous sommes tournés vers des auteurs qui traitent des assignations identitaires dans leur œuvre ou bien dans leurs recherches. Par exemple Alison Rice, une universitaire américaine, qui a mené voici une dizaine d’années des entretiens audiovisuels avec des personnalités aussi diverses que Julia Kristeva, Shumona Sinha, Pia Pertersen, Fatou Diome, moi-même également, sur le sujet des assignations identitaires et des classifications ethniques et/ ou de genre. À la suite de cette enquête, Alison Rice a publié Francophone Metronome, ouvrage qui n’est pas encore traduit en français.
Nous avons convenu de faire un montage à partir de ces entretiens, et d’organiser, en collaboration avec son université, une rencontre à la mi-juin 2023, en France, avec Alison Rice et certaines des personnes qu’elle avait interrogées, pour leur demander, dix ans après ces entretiens, ce qu’elles pensent aujourd’hui de cette question.
C’est ainsi que Shumona Sinha, qui vient de publier L’autre nom du bonheur était français, a rejoint notre groupe de travail. Dans son livre elle identifie la catégorie « Francophonie » comme une assignation identitaire et comme une injonction de contenu.
Kaoutar Harchi, autrice et sociologue, suit nos travaux en tant que sociologue.
B. A. – Qu’est-ce qu’une injonction de contenu ?
Bessora – Vous êtes un auteur, dit francophone, donc vous allez parler d’Afrique dite noire, de colonisation, d’esclavage, de migration et vos personnages sont censés être ou représenter des stéréotypes dits africains. Vous êtes une femme, donc vous allez parler de condition féminine, de corps, de gestation pour autrui, au nom de toutes les femmes, comme si elles pensaient toutes la même chose.
B. A. – Si vous n’en parlez pas, que se passe-t-il ?
Bessora – Eh bien si vous êtes Proust, aujourd’hui votre œuvre risque d’être invisibilisée parce que vous ne portez pas la cause homosexuelle… Le sujet ne coïncide pas aux attentes, qui sont liées à l’identité qu’on vous prête. C’est là que s’inscrit le lien avec la liberté de création. On peut penser qu’être auteur, c’est pouvoir devenir autre ! Une empathie est nécessaire pour entrer dans la peau de personnages qui sont éloignés de soi. Les Orphelins, mon dernier livre publié, parle d’orphelins de guerre allemands envoyés en Afrique du Sud après la guerre, pour y être adoptés. Alors qu’on pourrait attendre de moi un texte par exemple sur le métissage, ou un engagement panafricain. J’ai pu entendu des questions du type : « Pourquoi elle a mis des enfants blancs en couverture ? »
B. A. – Quels sont les axes de votre réflexion ?
Bessora – Nous avons une note de Jean-Loup Amselle, anthropologue et ethnologue, qui retrace l’historique de ces concepts, depuis la « Négritude », jusqu’aux notions de post-colonialisme et de décolonialisme, en passant par celle de « Francophonie ». Shumona Sinha va rédiger également une note sur la catégorie « Francophone ». J’écris pour ma part une note satirique pour questionner toutes ces catégories et leur implication sur la liberté de création. Ces notes nourriront une publication sous l’égide du Snac.
Nous préparons aussi quatre webinaires, dont le premier, qui aura lieu au deuxième trimestre 2023, dressera un état des lieux, pour poser la problématique, donnera des exemples, exposera notre objectif, qui est d’interpeller non seulement les pouvoirs publics, les institutions, mais aussi la chaîne du livre, afin que les auteurs aient droit à une autodétermination et à une rectification.
À la suite de la rencontre avec Alison Rice nous organiserons l’année suivante un colloque plus large sur ces questions, qui reviennent régulièrement.
Nous préparons aussi un questionnaire que nous adresserons aux auteurs, afin de leur demander si eux se sentent ou non assignés à des identités, si pour eux c’est un frein, si au contraire ils vivent cette situation comme une revendication. Alors que l’assignation identitaire concernerait plutôt les personnes qui malgré elles se voient cataloguées dans des catégories où elles ne se reconnaissent pas. Un homme blanc peut également se sentir assigné à une identité, de genre ou ethnique ou autre. Des auteurs peuvent aussi subir cet état de fait mais y trouver un intérêt, commercial par exemple, partagé avec leur éditeur. La complexité des différentes perspectives nous intéresse.
B. A. – Cette réflexion peut-elle concerner d’autres secteurs de la création ?
Bessora – Pour l’instant nous travaillons sur le secteur du livre, où la question est très prégnante. En musique, au cinéma, elle existe aussi. Je me souviens de Noire n’est pas mon métier, un livre publié par seize actrices, noires et métisses.
Crédit de la photo : Antoine Flament.
Cet entretien est paru dans le Bulletin des Auteurs n° 152 (Janvier 2023)