Bulletin des Auteurs – En quoi l’intelligence artificielle peut-elle être une menace pour les auteurs ?
Fabien Vehlmann – Au préalable je tiens à préciser que je ne suis ni un expert en informatique ni complètement à la pointe de la réflexion qui a lieu autour de l’intelligence artificielle. Je fais simplement partie des personnes qui se sont senties très vite alarmées.
B. A. – Mais vous êtes expert en bande dessinée.
F.V. – Je suis en effet scénariste en bande dessinée et j’aime bien réfléchir à des scénarios d’anticipation. Anticiper ne veut pas dire cependant avoir raison. Il est important pour moi de préciser d’où je parle et de ne pas laisser croire que j’en sais plus que les autres.
B. A. – Dans la Bande dessinée nous avons plusieurs métiers.
F. V. – Dans un premier temps je réagirais plus au nom des dessinateurs que des scénaristes. Mais nous sommes tous dans le même bateau, car ce qui concerne les dessinateurs concernera les scénaristes. Les intelligences artificielles ont franchi un cap technologique décisif. Les plus connues travaillent autour des illustrations, telles Dall–E ou Midjourney. GPT – 4 produit désormais aussi des textes cohérents et relativement pertinents. Pour le moment nous n’avons pas encore vu un scénario illustré créé par une intelligence artificielle. Mais il n’y a pas de raison que bientôt la complexité de la narration ne soit pas également résolue. Aux USA une autrice a déposé une bande dessinée, dont elle avait écrit le scénario, réalisée grâce à l’IA. Le Bureau américain du droit d’auteur est revenu sur sa décision d’accorder le copyright à cette œuvre, à la suite d’une plainte des artistes américains. Un manga conçu grâce à l’IA vient aussi d’être publié au Japon. Les illustrations qui sont produites par l’intelligence artificielle sur une thématique donnée, à partir de mots-clefs, sur simple commande, sans avoir besoin d’aucune connaissance graphique, peuvent être réellement très impressionnantes sur le plan de la qualité, avec un degré de finition qui peut complètement tromper le regard. Un professionnel pourrait certes y relever quelques gimmicks laissant soupçonner l’usage de cette technologie, mais à condition qu’il sache au départ que cette illustration provient d’une intelligence artificielle.
Des questions éthiques et juridiques, voire métaphysiques, vont donc se poser.
Peut-on parler de droit d’auteur quand « l’auteur » est un ordinateur ? Quid de la création assistée par ordinateur ? Nous utilisons déjà une telle assistance par ordinateur, ne serait-ce qu’en ouvrant Word. Il ne s’agit pas d’interdire les nouveaux outils technologiques, mais de les encadrer. L’utilisation, pour créer de nouvelles images, d’un fonds d’images qui appartient collectivement aux auteurs et autrices qui en sont à l’origine, peut être abusive, notamment quand elle s’apparente à un plagiat.
La photographie est aussi concernée. Toute photographie mise en ligne sur une plateforme numérique grand public, y compris nos photos familiales, peut nourrir l’intelligence artificielle, y compris dans un but commercial. La manière dont fonctionnent les algorithmes de l’IA est absconse. L’atteinte à la vie privée cependant pourrait être constituée.
B. A. – Quelles seront les conséquences pour les auteurs ?
F. V. – D’abord économiques. On pourrait nous objecter : « Tous les métiers changent. Il faut s’adapter. » Or ce n’est pas parce que les métiers changent qu’on ne doit pas accompagner ces changement, afin d’éviter une casse sociale majeure, ce qui risque d’être le cas. La différence aujourd’hui, c’est la rapidité. Il s’agit de changements extrêmement brutaux, qui peuvent arriver en quelques années, qui ne laissent pas le temps de se retourner comme dans une évolution normale des métiers. Les autrices et auteurs de bande dessinée connaissent la précarité. Ils sont obligés de diversifier leur travail, et font souvent de l’illustration pour des magazines, des affiches pour des expositions, etc. Or ce type d’activité accessoire, concurrencée par l’intelligence artificielle, est potentiellement appelé à disparaître.
Dans la reprise de séries, que j’ai moi-même pratiquée avec « Spirou », l’intelligence artificielle sera aussi capable de continuer une œuvre d’un auteur disparu avec un réel respect de son univers et de son style.
Au Japon, le travail des assistants du mangaka, dans son studio, sera remis en question. Les décors en arrière-plan, les bases qui permettent au mangaka d’aller plus vite, pourront être confiés à l’intelligence artificielle. Or, être assistant permet d’apprendre le métier, et de devenir un jour mangaka.
Enfin, les étudiants en école d’art peuvent être déroutés par des illustrations générées en trois minutes par l’intelligence artificielle, qui sont bien meilleures que ce qu’ils peuvent eux-mêmes produire en cinq heures de travail.
B. A. – Vous parliez d’une dimension métaphysique.
F. V. – Nous sommes là face à ce que certains philosophes ou psychanalystes appellent des « humiliations » de l’espèce humaine. Réaliser que la Terre n’est pas au centre de l’univers, ou que l’homme est cousin du singe, voilà d’autres exemples de cette blessure narcissique et philosophique, qui nous contraint à plus d’humilité.
B. A. – Quelle réplique est-elle possible ?
F. V. – La stratégie des start-up est trop souvent de lancer une utilisation plus ou moins légale, que les gens adoptent et qui devient ainsi légitime. Quand le nouvel usage s’est installé, il est trop tard pour s’y opposer. Il faudrait donc légiférer, et vite. L’Europe a ouvert une fenêtre avec une proposition de règlement sur l’intelligence artificielle. Cet « AI Act » concerne plutôt la sécurité, les deepfakes, pas tellement le droit d’auteur. Mais cette loi est en cours d’élaboration, de discussion, nous devons rapidement nous en occuper car ces intelligences artificielles gagnent en notoriété, en usage. The European Guild for Artificial Intelligence Regulation (Egair), qui a été fondée par des auteurs italiens de bande dessinée, groupés au sein du MeFu [Mestieri del Fumetto], s’y emploie, et nous pouvons soutenir son action.
Une des grandes forces de l’Europe est la volonté de légiférer, dans tous les domaines. Si le processus des intelligences artificielles est bien encadré, les autrices et les auteurs seront ravis de pouvoir s’emparer de ces nouveaux outils. Des plasticiens le font déjà. Le problème de la fracture numérique pourra néanmoins s’accentuer : celui ou celle qui pourra acheter un logiciel très coûteux sera avantagé.e, quand la bande dessinée ne demande qu’un papier, un crayon… et le temps à passer dessus.
La solution viendra donc à mon sens d’une adaptation à la fois du corps social, des usages artistiques, et de la loi.
Portrait de Fabien Vehlmann par Fabien Vehlmann.
Cet entretien a été publié dans le Bulletin des Auteurs n° 153, en avril 2023.