Durant l’été, le Snac a observé une adhésion importante et collective des autrices et auteurs d’audiodescription. Nous avons demandé à quatre d’entre elles quelle a été la genèse de ce mouvement.
Dune Cheville est audiodescriptrice et « voix », c’est-à-dire artiste interprète d’audiodescriptions, depuis une vingtaine d’années ;
Cécile Mathias est autrice d’audiodescriptions depuis 2018 et traductrice FALC (Facile à Lire et à Comprendre) ;
Ouiza Ouyed est relectrice non-voyante d’audiodescriptions depuis 2003 ;
Tatiana Taburno est interprète et, depuis quatre ans, autrice de sous-titrages et d’audiodescriptions.
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Bulletin des Auteurs– Le Snac salue cette entrée importante et collective des audiodescriptrices et audiodescripteurs.
Dune Cherville– Des audiodescripteurs, comme Laurent Mantel ou Héloïse Chouraqui, adhéraient déjà au Snac, et pouvaient nous conseiller sur un plan juridique. Nous menons avec eux notre combat pour que les audiodescripteurs puissent bénéficier des droits de diffusion, qui nous sont jusqu’à présent refusés, bien que nos audiodescriptions passent et repassent sur les chaînes de télévision. Nous étions déjà persuadé·e·s de l’importance d’être syndiqué·e·s, un événement récent a fait que nous avons besoin d’être réuni·e·s collectivement sous l’égide du Snac.
Bulletin des Auteurs– Pouvons-nous rappeler en quoi consiste l’audiodescription ?
Dune Cherville– C’est un procédé technique né aux États-Unis à la fin des années 1980, qui commence à s’imposer en France, notamment parce que depuis le 1er janvier 2021, tous les films qui ont l’agrément CNC, soit 350 films par an, ont l’obligation d’avoir la piste audiodescription et le sous-titrage SME (Sourds et Malentendants). C’est un métier d’auteur, d’écriture. Nous sommes des traducteurs d’images. Nous partons d’une page blanche et traduisons des images au fur et à mesure que le film se déroule, en prenant bien en compte l’architecture sonore du film, pour laisser les reliefs des bruitages, de la musique, laisser vivre les silences, les dialogues. Nous nous insérons de manière discrète, mais essentielle, puisque nombre de films seraient inaccessibles sans l’audiodescription. Une minute de film représente une heure de travail. Notre texte n’est pas fait pour être lu, mais entendu. Un comédien va donc interpréter, dans un deuxième temps, le texte, dont l’enregistrement va être mixé avec la bande-son du film, en studio, par un ingénieur du son.
Cécile Mathias– Nous ne devons pas interpréter, mais nous devons analyser et traduire le message du metteur en scène. Chaque film est différent, notre travail n’est pas mécanique, c’est un travail d’orfèvre.
Ouiza Ouyed– Je relis de nombreux auteurs, chacun a sa manière d’écrire, c’est un travail d’analyse en effet, et d’immersion dans l’œuvre cinématographique, vivante ou muséale.
Tatiana Taburno– C’est une traduction sensible. On ne peut pas totalement se défaire d’une part de subjectivité. Nous sommes spectateurs·rices, individuellement, d’une œuvre originale et nous allons par la suite donner à voir et à interpréter, mais on ne doit aucunement imposer une interprétation.
Il ne s’agit pas d’une explication. Donner à voir signifie dans ce cas permettre à chacun de laisser jouer son imaginaire pour développer un avis et un ressenti qui lui est propre, à partir de l’œuvre originale, de la même façon que trois voyants·es iront voir un même film, au même horaire, dans la même salle de cinéma et n’auront pas le même ressenti.
Dune Cherville– Il y a une phrase très belle, d’une cinéaste aveugle, qui dit : « L’audiodescription, c’est comment par les yeux d’un autre, et surtout par les mots d’un autre, des images s’animent sur l’écran de mon regard intérieur. »
Cécile Mathias– La dernière étape, c’est avec Ouiza, et d’autres personnes comme elle.
Ouiza Ouyed– Je ne représente personne, mais un métier, oui, celui de la relecture. Nous, relecteurs aveugles, notre rôle est de vérifier avec l’auteur la fluidité de l’écriture, le sens, et justement que cette transmission des images, de l’intrigue, des émotions, des rires, des pleurs, soit bien sensible et cohérente, et que ce visionnage soit riche pour tout le monde, sachant que le public des non-voyants ou des malvoyants est un public aussi varié que celui des gens qui voient clair. L’audiodescription doit se fondre dans l’œuvre cinématographique sans la trahir.
Tatiana Taburno– Cet aspect collaboratif et artisanal est fondamental et doit être préservé.
Bulletin des Auteurs– Quel est l’événement qui menace désormais vos métiers ?
Tatiana Taburno– Ce qu’il se passe a trait à l’intelligence artificielle générative et va bien au-delà de l’audiodescription. Nous sommes confronté·e·s à l’arrivée de nouveaux outils connectés et basés sur l’IA. Ces outils sont développés sur le principe des logiciels de doublage et sont amenés, in fine, à nous remplacer. Ils fonctionnent selon une architecture complexe et puissante d’algorithmes qui eux-mêmes sont nourris par la créativité humaine. Se pose donc nécessairement la question de l’éthique, de la dimension créative, de la propriété intellectuelle, des droits d’auteur, puisque nous sommes auteurs·rices d’une œuvre originale, bien qu’elle-même dérivée d’une première œuvre originale.
Intégrer nos textes dans ces logiciels connectés et basés sur l’IA revient à nourrir la bête, en somme. Via ces algorithmes, les logiciels vont emmagasiner une mémoire colossale et l’IA pourra opérer une mise en lien de toutes ces données, mais une mise en lien dénuée de sensibilité. Il s’agit de mettre en garde contre cette perte de sensibilité et alerter sur un risque majeur pour nos métiers. Les auteurs·rices se transformeraient en correcteurs-exécutants de machines. Le gain de temps n’est absolument pas garanti. Une correction en bonne et due forme peut prendre autant de temps qu’une écriture originale et la liberté de création s’en retrouve biaisée.
Par ailleurs, quid du statut d’auteur·ice, du rôle des relecteurs·rices, des ingénieurs du son et des comédiens·ne·s qui pourraient être remplacé·e·s par des voix de synthèse si aucun cadre législatif ne s’impose ? De nombreuses réactions voient le jour au sein d’organisations professionnelles, de collectifs d’auteurs et d’autrices, à l’Assemblée nationale, au niveau européen, etc. Nous nous inscrivons dans cette dynamique.
Pour le moment, ces nouveaux outils ne nous sont pas encore imposés, mais le risque réside dans la rapidité des développements technologiques et la brutalité de leur arrivée, d’où la nécessité d’un encadrement éthique et législatif. Avant que la pratique ne devienne de facto légitime, nous voudrions davantage de transparence et surtout que s’ouvre un débat, un échange collectif qui soit concret et qui aboutisse à un cadre. La question n’est pas de refuser les avancées technologiques, encore faut-il que la technologie reste un outil à notre service et non l’inverse. Nous ne sommes pas là pour cocher les cases des quotas d’accessibilité. Notre rôle est de donner vie à une traduction sensible d’une œuvre humaine, et non algorithmique.
Ouiza Ouyed– Nos textes, je dis « nos » parce que je cosigne avec les auteurs, ne doivent pas, sans notre consentement, être intégrés à ces logiciels. Rien ne les protège actuellement. On nous demandera de travailler en ligne, connecté·e·s en permanence sur des serveurs qui peuvent intégrer toutes les étapes de notre travail pour les apprendre à la machine. Elle apprend non seulement en ingurgitant des textes finalisés, mais aussi dans le processus de création des textes. Ces croisements d’algorithmes très complexes apprennent, mais aussi apprennent à apprendre.
Nous dénonçons aussi le danger social et professionnel d’un contrôle de notre travail, qui est un travail indépendant d’écriture, un contrôle de notre temps de travail, des heures auxquelles nous travaillons et de la manière dont nous travaillons.
Cécile Mathias– Si nous étions remplacé·e·s par l’IA, les comédien·ne·s par des voix de synthèse, ce qui se pratique déjà, nous aurions une détérioration importante de la qualité.
Dune Cherville– Le public aveugle et malvoyant, c’est trois millions de personnes en France. Si l’on envisage un spectre plus large, de quelqu’un qui porte des lunettes à quelqu’un qui a une cécité totale, on est à 10 % de la population. C’est un vaste public. La communauté sourde, pour qui existe le SME, compte 600 000 personnes. Notre profession compte une cinquantaine de professionnel·le·s. Pour l’instant nous avons refusé l’invitation, qui nous a été faite dès juin 2023, de travailler en ligne et sur logiciel, mais nous sommes aux aguets et très vigilant·e·s au coup de fil qui va nous l’imposer. Nous demandons un encadrement juridique et la transparence des laboratoires de post-production.
Les financements de l’audiodescription sont en partie publics. Sur les 350 films, tous les films de moins de 4 millions d’euros de budget vont être aidés par le CNC à hauteur de 50 % du coût de l’audiodescription. Est-ce qu’aujourd’hui le CNC et l’Arcom [Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique] sont au courant de ces pratiques, qui ont déjà commencé, et qui oublient complètement les relecteurs ? Ces organismes publics vont-ils prendre à bras le corps ce sujet ?
Tatiana Taburno– Ces financements publics sont là pour favoriser la création et le travail humains, l’enrichissement d’une culture collective et non pour développer des flux purement algorithmiques.
Bulletin des Auteurs– Comment s’est construite votre décision collective d’adhérer au Snac ?
Tatiana Taburno– Quand nous avons entendu parler de ces nouveaux outils à venir, nous nous sommes contactés·es pour confronter nos ressentis. L’exercice de nos métiers est assez solitaire, nous n’avons pas de lieu commun de travail ni d’horaires communs, etc. Cela a été l’occasion de découvrir de nouveaux visages, de nouvelles voix, de se regrouper pour tenter de faire bouger les choses ensemble. Quoi de mieux que de se rassembler sous l’égide d’un syndicat ? Nous rassembler derrière une structure existante, nous associer à d’autres personnes au-delà du premier groupe, d’autres auteurs·rices. Notre problématique est partagée par bon nombre de métiers présents au Snac.
Ouiza Ouyed– Les relecteurs n’avaient pas été contactés par les labos, ce sont les autrices et auteurs ami·e·s qui m’ont informée. Nos métiers sont individuels, le syndicalisme n’est pas le premier réflexe. Il y avait longtemps que je pensais adhérer au Snac, cela a été l’occasion. Le syndicat peut nous représenter, nous aider à donner une forme juridique à notre combat, qui est celui de tous les métiers de la création.
Bulletin des Auteurs– Quelles sont vos perspectives au sein du Snac ?
Cécile Mathias– Notre métier n’est pas très connu. Nous aurons plus de poids dans notre action et nos demandes.
Tatiana Taburno– Nous aimerions dépasser le stade des premières réactions en petits comités, rejoindre les dynamiques déjà mises en place et aller ensemble au-devant d’un phénomène amené à s’étendre à de nombreux secteurs.
Dune Cherville– Notre collectif ne doit pas se battre seul. Notre profession est relativement récente, nous ne sommes qu’une cinquantaine de professionnels, isolés les uns des autres, nous avons besoin d’un lieu de rassemblement, d’un accompagnement juridique, de nous regrouper avec les autres corporations puisque nous traitons du même sujet.
Ouiza Ouyed– Nous pourrons ainsi avoir une relation aux institutions qui soit « officielle ». Le Snac peut parler en notre nom, d’organisation à institution, afin que nous puissions être entendu·e·s. Des règles ne pourront être posées que grâce à une action syndicale.
Tatiana Taburno– Si rapport de force il y a, pour l’exercer, nous avons besoin d’une identité et qu’elle soit représentée.
Ouiza Ouyed– Cette représentation permet de ne pas être exposé·e personnellement. Les laboratoires nous connaissent et nous engagent individuellement. Les auteurs ont besoin d’appartenir à une organisation pour être protégés des conséquences d’un engagement nominatif. Certains auteurs n’agiront pas s’ils ne bénéficient pas de cette protection. Le refus doit être collectif. Si nous refusions individuellement de travailler sur ce logiciel, nous serions simplement grillé·e·s auprès des labos. En cela le syndicat est très important.
Tatiana Taburno– Notre décision d’adhérer a été collective. Elle s’est imposée lors de nos premiers échanges et a rapidement obtenu un consensus.
Ouiza Ouyed– Peu parmi nous ont hésité à se syndiquer. Nous ne connaissons pas forcément tous les audiodescripteurs. Notre crainte est que des personnes qui ne sont pas formées et qui sont encore plus précaires que nous, par besoin de travailler, acceptent de telles conditions.
Tatiana Taburno– Nous avons été une trentaine à rejoindre le Snac. En adhérant, nous rendons visible notre volonté de défendre nos métiers dans une structure commune.
Dune Cherville– Ces logiciels, au-delà de la question de l’Intelligence artificielle, sont totalement inadaptés à notre métier. Pour écrire nos audiodescriptions, nous avons besoin d’un traitement de texte, et c’est tout. On nous propose un logiciel dans lequel l’image est très petite, difficilement lisible, avec une bande rythmo dans laquelle on insère une phrase dont on n’a pas une vision globale, seulement une vision parcellaire d’un moment de texte. La machine peut ainsi repérer les trous, les remplir, afin que la voix de synthèse puisse s’y engouffrer facilement. Non seulement les personnes qui naïvement ont essayé d’utiliser ce logiciel l’ont trouvé abominable, mais l’un de nos collègues, qui avait commencé de travailler une journée, a voulu continuer le lendemain et a découvert que son travail de la veille avait été entre temps modifié par la machine, qui avait enlevé des éléments et changé l’emplacement d’autres éléments. Cela pose une grande question du point de vue de l’éthique.
Cécile Mathias– On nous complique la tâche en fait. Nous passerions plus de temps à faire de la technique, c’est-à-dire à adapter les cases pour que le texte soit bien inséré entre les dialogues, qu’à écrire.
Ouiza Ouyed– Les voix de synthèse auront bientôt la voix de comédiens. Elles sembleront très naturelles, avec la prosodie, les nuances, les ouvertures et les fermetures de sens, etc. Notre public vit par ailleurs dans un environnement de voix de synthèse. Nous y sommes habitués. La majorité ne sera pas choquée, malheureusement. Une minorité seulement sera dérangée par des voix de synthèse dans un film. Nous n’aurons donc probablement pas le soutien du public. Quant aux auteurs, le public ne se rend pas compte du travail que nécessite l’audiodescription.
Tatiana Taburno– Est-ce que l’on veut quelque chose qui soit grosso modo compréhensible, audible, ou est-ce que l’on veut retranscrire, traduire, donner à voir un regard artistique, une œuvre sensible ?
Dune Cherville– Voilà pourquoi c’est réellement une question de gouvernance et de choix politique.
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Cet entretien a été publié dans le Bulletin des Auteurs n° 155.
Photographie de Dune Cheville. Crédit : Karoll Petit /Hans Lucas.
Photographie de Cécile Mathias. Crédit : Lewis Wingrove.
Photographie de Ouiza Ouyed. Crédit : Katia Lutzkanof.
Photographie de Tatiana Taburno. Crédit : Antonio Cinefra.