C’est l’histoire d’une scénographe qui débarque dans la vie professionnelle et qui découvre les particularités du métier. Une histoire librement inspirée de faits réels vécus par différents scénographes soutenus par l’Union des Scénographes.

Fraîchement diplômée, Zoé est passionnée par la scénographie de spectacle vivant. Elle sait que c’est un milieu dans lequel il est difficile de percer mais elle a la niaque, elle est jeune, le monde lui appartient. D’ailleurs, elle a déjà commencé à goûter un peu à cet univers merveilleux en faisant des stages dans les ateliers des plus grandes maisons : la Comédie Française, l’Opéra de Paris… Elle en est convaincue, ce métier est fait pour elle.

Par contre, elle ne sait pas par où commencer pour trouver un vrai travail. Il n’y a évidemment aucune offre d’emploi de scénographe sur le site de France Travail… Elle le sait, dans ce métier, ce n’est que du relationnel. Mais alors, que faire ? Elle a bien tenté, une fois, d’aborder un metteur en scène dont elle venait de voir le spectacle, mais que dire ? « J’ai adoré votre spectacle mais, pour ce qui est de la scénographie, vous feriez mieux de travailler avec moi ! » ?… Bon, autant se taire !

Ça y est, grâce à une amie de sa maman qui croit en elle depuis le début, elle décroche enfin son premier entretien : une metteuse en scène d’opéra qui cherche quelqu’un pour faire la scénographie d’un de ses spectacles. L’occasion rêvée pour Zoé ! Elle se prépare à fond, l’entretien se passe extrêmement bien, mais la metteuse en scène ne donnera malheureusement pas suite : Zoé n’a pas d’expérience.

Il en faut plus pour décourager Zoé ; de l’expérience, elle va s’en faire. Pendant deux ans, elle prend tout ce qui passe : stages, projets étudiants non rémunérés, compagnies amateurs… Heureusement que ses parents l’aident financièrement et qu’elle n’a pas de prêt étudiant sur le dos à rembourser, comme Claire, sa copine de promo, qui a emprunté 45 000 € pour ses études supérieures. D’ailleurs, parlons-en de sa promo de scénographie (deux ans déjà…) ! Sur sept diplômées, elle est la seule à continuer dans cette voie. Pauline est devenue accessoiriste à l’Opéra Comique, Myriam est partie dans l’événementiel, Suzanne fait de l’architecture et les trois autres ont totalement changé de voie.

Un jour, ça y est enfin, on la contacte ! Zoé est tellement heureuse ! Toutes ces années à travailler comme une folle sans être rémunérée, ça paye enfin ! Un metteur en scène la contacte : il a pour projet de monter le texte d’un auteur fraîchement récompensé par un grand prix littéraire. Rendez-vous est donné pour que Zoé assiste à la prochaine lecture qui aura lieu, devant des professionnels, à la SACD (Société des Auteurs-Compositeurs Dramatiques).

Le texte est top, les comédiens très bons, le metteur en scène convaincant : il lui faut des maquettes de scénographie pour qu’il puisse vendre le projet. Le Théâtre du Rond-Point est très intéressé mais le spectacle doit faire ses preuves avant, sur des scènes non parisiennes. Elle a la pression, Zoé ! Imagine si elle se plante ? C’est sûr, on ne la rappellera plus… Alors elle bosse, elle bosse dur… Il faut dire qu’elle a l’habitude Zoé : depuis l’école de scénographie, les charrettes, elle connaît !

Après plusieurs semaines de travail et quelques discussions avec le metteur en scène, elle présente son projet à toute l’équipe : les retours sont dithyrambiques ! Ouah ! Elle est trop contente ! Et maintenant ? Ben maintenant, il faut que le spectacle se vende… Ça, c’est le travail du diffuseur et, avec les dates envisagées au Rond-Point, ce sera facile.

En attendant, Zoé accepte, pendant quelques mois, un travail de dessinatrice dans le bureau d’étude d’un atelier de construction de décors. C’est chouette, elle apprend plein de choses et elle est enfin payée ! Elle a aussi décroché un poste d’assistante d’une scénographe qui travaille pour des opéras. Là aussi elle est payée, mais il vaut mieux ne pas compter ses heures…  Heureusement, elle en a suffisamment déclaré pour décrocher son statut d’intermittente du spectacle ! Elle est aux anges : elle va enfin pouvoir subvenir à ses besoins quand elle fera ses projets de scénographie non rémunérée. D’ailleurs, ça en est où le Rond-Point ? Toujours rien, mais “t’inquiète pas, on te préviendra le moment venu” !

L’année suivante, coup de bol, on lui propose un poste fixe de dessinatrice de décors pour la télé ! Pas vraiment un CDI mais quand même un bon plan : tu travailles six mois sous contrat intermittent, comme ça tu fais tes heures, et ensuite tu es rémunérée grâce à l’intermittence. Une aubaine ! Bon, elle n’en est pas encore à déclarer 1 500 heures par an comme son pote François, technicien, qui profite ensuite de ses indemnités pour partir en vacances l’année suivante, mais c’est déjà un bon début !

Mais bon, on ne va pas se mentir, la télé, en termes de créativité, ce n’est pas ça… Un an, d’accord, mais il ne s’agirait pas de moisir ici. En revanche, ça ne lui laisse que six mois pour faire ses 507 heures… autant dire que c’est très chaud ! Une petite compagnie lui propose de faire la scénographie de son prochain spectacle. Cette fois-ci, on lui parle enfin de budget : on a 3 000 € pour tout faire. Tout faire ? Oui, les achats et la rémunération. Ah ok, alors plus je mets de choses dans la scénographie, moins je suis payée… Bon ben il va falloir être maligne. Muto, Le Bon Coin, Donnons.com, La Réserve des Arts… Zoé passe beaucoup de temps à récupérer à droite à gauche le matériel nécessaire à sa scénographie. Ça lui rappelle quand elle faisait des scénographies sans budget ! Sauf que là, elle est payée ! Enfin, pas encore suffisamment pour pouvoir faire construire le décor par un atelier. C’est donc elle qui s’y colle et, franchement, elle n’a pas à pâlir du résultat : ça en jette !

Bilan des courses : 500 € d’achats, 2 500 € de salaire ! Elle a sacrément bien géré son truc ! Passons à la déclaration : 2 500 € de coût global, ça fait un net à 1 100 €. Avec un Smic horaire à 9,22 €, elle peut déclarer 119 heures (heureusement qu’elle ne doit pas respecter le taux horaire de 11,49 € net de la Convention collective, car elle aurait pu déclarer seulement 95 heures…). Bon, on est loin des 230 heures qu’elle a réellement faites mais, elle l’a bien compris, en scénographie on ne compte pas ses heures et on a du mal à en déclarer !

Sauf que là, ça urge, elle doit faire ses heures ! Elle accepte donc des petits boulots techniques en tant que machiniste. Là, au moins, une heure faite c’est une heure payée. L’opposé de la scénographie ! Il y a même des pauses toutes les deux heures. Par contre, c’est la loi, elle ne peut pas travailler plus de 35 heures par semaine et il lui reste 85 heures à faire avant la fin du mois… Eh bien, elle va faire comme tout le monde alors ! Enfin, comme tous les scénographes qui n’arrivent pas à faire leurs heures alors qu’ils bossent comme des fous : elle va acheter des heures ! Oui oui, elle va demander à une gentille compagnie de bien vouloir lui faire un contrat fictif pour qu’elle puisse faire ses 507 heures et ne pas perdre son statut ! Pourquoi ? Parce qu’il vaut mieux payer des charges sociales et patronales fictives que de perdre un an d’indemnités !

Le bureau d’étude de l’atelier de construction pour lequel elle a travaillé il y a quelques années déjà, a donné son numéro à un metteur en scène d’opéras ! Cette fois, elle a un peu plus de bouteille et elle arrive à se vendre. La Première aura lieu dans un an ! Elle aura même un contrat de travail au moment des répétitions et, pour une fois, un salaire bien séparé du budget décor. Par contre, elle sera collaboratrice à la scénographie et non scénographe. Elle ne comprend pas bien la différence, alors elle accepte avec joie ! La petite différence, c’est que c’est le metteur de scène qui sera déclaré comme auteur de la scénographie. C’est lui qui touchera les droits d’auteur liés à la commande et à la diffusion de l’œuvre. Pour ses trois mois de travail correspondant à la conception du décor et à la réalisation de la maquette, Zoé ne sera donc pas rémunérée, car sa rémunération ira intégralement au metteur en scène. Elle aura le même salaire que l’éclairagiste qui n’a travaillé qu’un mois sur la production, alors qu’elle en aura passé cinq.

Un soir, Zoé a un choc : elle voit sur Instagram une photo du décor qu’elle avait conçu, il y a quelques années déjà, pour le Théâtre du Rond-Point ! La scénographie, réalisée dans une grande maison française, est signée… du metteur en scène ! Elle commence à en avoir l’habitude mais, cette fois-ci, elle ne se fera pas avoir : elle va protester ! Mais comment prouver que c’est son idée de décor ? Elle n’a aucun contrat, aucune preuve qu’elle est l’auteur de ses propres maquettes, comment pourra-t-elle faire le poids seule contre un théâtre et un metteur en scène de renom ?

Aujourd’hui, c’est un grand jour ! Zoé vient de décrocher son premier vrai gros contrat de scénographe pour un opéra. Cette fois, le metteur en scène est quelqu’un de bien : il lui propose même d’être représentée par son agent à lui. Pour la première fois, Zoé n’a pas à s’occuper de négocier son contrat. D’ailleurs, l’agent arrive à lui récupérer plus que le salaire qu’on lui avait proposé au départ. Cela va même pouvoir couvrir intégralement le pourcentage de 10 % de l’agent ! Enfin la chance tourne : elle a un contrat de travail qui couvre une première partie de conception pour la réalisation de la maquette, des plans, des coupes… et une seconde partie qui s’étend du début des répétitions jusqu’à la Première. Elle a même un défraiement forfaitaire pour les repas et l’hébergement. Bon, avec 55,10 € par jour, elle va avoir du mal à se loger, mais c’est déjà ça !

Et pour couronner le tout, on lui fait signer son premier contrat de cession de droits !

Tin…din ! Pour la première fois depuis dix ans, on la reconnaît enfin comme auteur et on lui confère des droits. Elle prend alors conscience de l’obligation légale d’un tel document pour l’utilisation d’une œuvre, de l’illégalité de travailler sans contrat, de l’illégalité de faire travailler quelqu’un sans le rémunérer.

C’est décidé, à partir de maintenant Zoé exigera de ses futurs employeurs :

  • un forfait minimum garanti (sous forme de salaire ou de note de droits d’auteur) pour la conception de maquettes et un acompte pour commencer à travailler ;
  • un contrat couvrant les périodes de réalisation des plans techniques, le suivi de chantier, le montage, les répétitions jusqu’à la Première, avant de commencer à travailler sur ces phases-là ;
  • un contrat de cession de droits pour autoriser la diffusion de sa scénographie.

Elle s’est même fait un petit mémo, qu’elle donne aux compagnies dès le premier rendez-vous, pour leur expliquer la manière dont elle souhaite que les choses se passent. À sa grande surprise, les compagnies comprennent, trouvent normal qu’elle soit payée pour travailler et que, comme les autres auteurs, elle touche des droits d’auteur lors de la diffusion du spectacle. Si elle avait su…

En tout cas, cela lui évitera maintenant de travailler sans être payée et de craindre qu’on réutilise ses décors pour un autre spectacle sans qu’on lui demande son avis, que l’on modifie une partie de ses décors dans le but de lui payer moins de droits d’auteur, que quelqu’un d’autre signe les décors à sa place, que ses maquettes soient utilisées sans même qu’elle le sache… Bref, cela lui permettra peut-être de commencer à gagner sa vie et d’être respectée en tant qu’auteur.

Le bureau de l’Union des Scénographes

 

Cette « Tribune libre » a été publiée dans le « Bulletin des Auteurs » n° 159, en octobre 2024

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