Bulletin des Auteurs– De la décarbonation du livre, que vous avez étudiée, vous en venez à aborder la rémunération des auteurs et à interroger le système actuel.

Fanny Valembois– Au sein de « The Shift Project », qui est un laboratoire d’idées, j’ai contribué, en 2021, à la rédaction et à la publication du rapport « Décarbonons la Culture », où j’étais en charge de la partie « Livre et Édition ». Notre travail consistait à établir des bilans carbone quand ils n’existaient pas, et, quand ils existaient, à les rendre publics s’ils ne l’étaient pas. Nous avons ensuite cherché à établir une trajectoire de réduction des émissions de gaz à effet de serre conforme aux engagements de l’Accord de Paris, que la France a ratifié, qui vise à une réduction de 80 % des bilans carbone à l’horizon 2050. Sur la base du bilan carbone d’un livre, avec les leviers que nous identifions aujourd’hui, tels que l’écoconception, la réduction des distances, la relocalisation de la fabrication, etc., il apparaît très difficile de générer une réduction de 80 %. Le frein principal réside dans le fait que le livre est une économie basée sur des volumes et des flux d’objets à usage unique, c’est-à-dire qui ne créent de la valeur qu’une seule fois, quand ils sont vendus à l’état neuf. La seule solution pour fabriquer de nouveau de la valeur est d’en fabriquer un deuxième. Dans le système actuel, on fabrique 100 livres pour réussir à en vendre 80. Dans une hypothèse optimiste, 20 % sont perdus. Il faudrait que demain nous soyons capables de fabriquer 50 livres pour en vendre 80.

Ma conclusion est que le système actuel n’est pas soutenable et ne le sera jamais. Il ne suffira pas de l’améliorer pour aller vers une industrie du livre qui soit durable. Il faut inventer un nouveau modèle économique. Mon raisonnement est conforté par des témoignages d’autrices qui se voient répondre, quand elles demandent une rémunération juste, que ce n’est pas envisageable dans le modèle économique actuel, qui ne laisserait aucune marge de manœuvre. Le modèle actuel, qui n’est pas soutenable d’un point de vue écologique, ne l’est pas non plus du point de vue d’une rémunération juste des auteurs et des autrices.

Je pensais à l’époque que le livre d’occasion pouvait être un levier, aujourd’hui j’imagine d’autres possibilités.

B. A. – Une taxe sur le marché du livre d’occasion est-elle une bonne idée ?

F. V. – Un système de taxe sur le livre d’occasion m’avait d’abord paru une voie possible pour améliorer la rémunération des auteurs et autrices. En échangeant avec des libraires d’occasion, qui sont trop rarement associés à la réflexion car on ne les considère pas comme appartenant à la chaîne du livre, je me suis rendue compte que, même si le marché du livre d’occasion progresse beaucoup et représente actuellement 20 % des ventes, il n’équivaut qu’à 10 % de la valeur économique. Sur 100 livres achetés, 20 sont des livres d’occasion. Mais sur 100 euros d’achats de livres, 10 euros seulement sont dépensés pour l’achat de livres d’occasion.

Si nous imaginions une taxe de 3 % sur la vente d’un livre d’occasion, cela représenterait un gain de 0,3 % à l’échelle du marché global de vente des livres, puisque le marché d’occasion ne représente que 10 % du marché global. Ces 0,3 % seraient partagés entre auteurs et éditeurs, la part des auteurs ne serait alors que de 0,15 %. Ce ne serait pas la solution miracle. Les bouquinistes seraient fragilisés. Par ailleurs, les ventes de livres d’occasion ont souvent lieu de particulier à particulier, via des plateformes d’utilisation gratuite, dans les vide-greniers, etc. Une telle taxe serait inapplicable, et ses frais de gestion dépasseraient ses gains éventuels. En aucun cas, enfin, une taxe sur les 10 % que représente le marché d’occasion ne pourrait rééquilibrer la rémunération des auteurs sur les 90 % que représente le marché du neuf. Le problème pour la rémunération des auteurs ce n’est pas le livre d’occasion, c’est le partage de la valeur du livre neuf. Si la revalorisation de la rémunération des auteurs dans le système actuel est réputé inenvisageable, il faut inventer un nouveau système.

B. A. – Quelles seraient les autres voies ?

F. V. – Ce pourrait être une économie du partage, notamment par l’abonnement.

Je copilote un projet de recherche, « Décarboner le livre et l’édition », qui a débuté fin 2022 et se terminera fin 2025, en partenariat avec l’université de Grenoble-Alpes. Les éditions Bayard, qui sont également partenaires, nous ont suggéré d’inclure dans notre recherche ce qu’on appelle « l’économie de la fonctionnalité ». La filière économique du livre repose sur un paradoxe, à savoir qu’on ne donne une valeur économique qu’à l’objet « livre », et pas à la lecture. Que les gens lisent ou non n’a aucune incidence économique. Si demain tout le monde se met à acheter deux fois plus de livres pour les brûler dans la cheminée parce qu’il n’y a plus de bois, le système fonctionne parfaitement. Si demain tout le monde se met à lire deux fois plus mais ne va qu’à la bibliothèque ou se prête les livres entre amis, le système s’effondre. L’économie de la fonctionnalité nous amène à nous demander comment nous pourrions rattacher de la valeur économique aux effets utiles de la lecture plutôt qu’à l’objet-livre.

Nous sommes attentifs à une expérience menée en Suède, où une grande chaîne de librairies propose un système d’abonnement, sur une cinquantaine de livres, que l’on peut emprunter l’un après l’autre, pour un coût annuel égal à l’achat d’un livre et demi. Là où une bibliothèque propose un choix large avec un faible nombre d’exemplaires de chaque ouvrage, la chaîne suédoise de librairies propose un choix entre cinquante titres, disponibles chacun en beaucoup d’exemplaires. C’est la sélection du libraire pour l’année, qui peut inclure d’anciennes publications, ou des œuvres d’auteurs peu connus. Ce qui est aussi une manière de défendre la bibliodiversité. Le choix du libraire n’est pas tenu de suivre le choix mainstream des médias. Si, sur cinquante livres, il y a dix titres récents d’auteurs très connus, le lecteur peut y accéder pour le prix d’un livre et demi, et découvrir, à côté, des auteurs moins connus, des maisons d’éditions moins en vue, des textes plus pointus ou peut-être oubliés. L’abonnement vous permet de prendre le risque d’emprunter un livre que vous n’auriez pas forcément acheté.

Nous avons procédé à une simulation avec une librairie française, pour connaître les conséquences en termes de bénéfice, de chiffre d’affaires, pour chacun des acteurs, librairie, éditeur, auteur, diffuseur, distributeur, et lecteur. L’objectif étant de corriger un système qui est mauvais pour la planète et peu favorable aux auteurs et autrices, non plus qu’aux libraires, dont la marge est extrêmement faible.

Le système d’abonnement permet d’augmenter le panier moyen, et ainsi le libraire pourrait honorer un supplément, qui serait indexé sur le droit de prêt et reversé, via la Sofia et sur le mode du droit de prêt, aux éditeurs et aux auteurs, ce qui augmenterait la rémunération des auteurs. De la simulation nous espérons passer prochainement à une expérimentation.

B. A. – Comment inventer un nouveau système ?

F. V. – Une plus juste rémunération des auteurs passe par l’invention d’un nouveau système, qui permette plus de sobriété matérielle. Si un livre peut circuler entre plusieurs lecteurs, cela veut dire qu’il peut générer plus de chiffre d’affaires. Fabriquer et transporter moins d’objets-livres permettrait de réduire les coûts ; donner plusieurs vies commerciales à un même livre augmenterait les recettes, et générerait une répartition plus juste de la valeur pour le bénéfice notamment des auteurs et autrices.

Faire évoluer le système de production n’est pas possible de manière individuelle. De la coopération et du travail en commun sont nécessaires. La première étape serait d’ouvrir un espace de concertation, de préférence sous l’égide du ministère de la Culture, où échangeraient auteurs et autrices, éditeurs, libraires de livres neufs, dont certains se mettent à proposer de l’occasion, libraires de livres d’occasion (plateformes comme bouquinistes), organisations professionnelles d’auteurs. Si on se connaît et si on se comprend, on peut travailler ensemble, pour une plus juste rémunération des autrices et auteurs. En étant nombreux, on peut agir. Je fais partie d’une association, « Pour l’écologie du livre », qui est un endroit de convergence des acteurs qui ont envie que les choses changent. Seules les démarches collectives peuvent faire bouger les lignes. J’invite les auteurs et autrices à se joindre à ces démarches collectives, en s’impliquant dans les syndicats qui les représentent, en adhérant à l’association pour l’écologie du livre, et en rejoignant les groupes de travail qui existent au sein des structures régionales du livre, ou de notre chantier de recherche.

 

Photographie de Fanny Valembois. Crédit : Yann Carpentier.

Cet entretien a été publié dans le « Bulletin des Auteurs » n° 159, en octobre 2024.

Attachments
  • fanny-valembois-credit-yann-carpentier

Related Post