Bulletin des Auteurs– Quelles sont les pratiques qui régissent la rémunération des compositeurs de musiques pour les jeux vidéo ?
Christophe Héral– Dans les années 1990, les éditeurs de jeux vidéo proposaient aux compositeurs français des contrats sous la forme juridique du « Work for Hire » : « Je t’achète ton œuvre et elle m’appartient ». Une telle cession incluait le droit moral. Aucune rémunération proportionnelle n’était consentie.
Aux États-Unis, même sous le régime du Copyright, certains compositeurs peuvent avoir une rémunération liée à l’exploitation de l’œuvre, en tant que co-producteurs, la valeur de leur talent, de leur nom, étant considérée comme un capital apporté à l’entreprise. Le pékin moyen, lui, n’a droit à rien.
L’intervention de la Sacem, s’appuyant sur le droit de la propriété intellectuelle, s’est révélée contre-productive, dans la mesure où elle est devenue la bête noire de l’industrie du jeu vidéo, dont le chiffre d’affaires dépasse depuis cinq ou six ans celui du cinéma dans le monde. Les compositeurs français, voire européens, ont été ainsi mis au ban des maisons de production. La jurisprudence actuelle a statué, affirmant que le jeu vidéo n’est pas qu’une œuvre collective, mais est une œuvre collective et de collaboration, et que les graphistes, les scénaristes, c’est-à-dire les auteurs de la narration, comme les compositeurs, sont soumis aux règles de l’œuvre de collaboration. On peut nommer ce qui a été créé, et les gens qui l’ont créé. La musique peut être extraite d’un jeu et avoir une vie autonome, comme dans toute œuvre audiovisuelle.
Je crée pour le jeu vidéo depuis 1999. Je suis peut-être à l’origine de cette nouvelle position de la Sacem, que j’avais alertée sur ce type de contrat, quand je travaillais sur « Beyond Good and Evil ». Dans un premier mouvement la Sacem m’avait répondu que, dans ces conditions, je n’avais pas le droit de créer pour le jeu vidéo. J’ai opposé qu’une société d’auteurs ne pouvait m’interdire, à moi auteur, de travailler avec un autre auteur, à savoir le réalisateur du jeu. « Faites-le, mais ne le dites pas », m’a-t-il alors été conseillé.
Au moment de la signature du contrat avec Ubisoft pour la musique de « Tintin and the secret of the Unicorn », le jeu officiel du film « Le Secret de la Licorne », comme un bon petit soldat j’ai recontacté la Sacem, où Catherine Kerr-Vignale, directrice de la SDRM [Société pour l’administration du droit de reproduction mécanique] m’a confirmé la position de son organisme.
Je me sentais une responsabilité, alors que je pouvais travailler dans cette industrie, vis-à-vis des jeunes compositeurs qui m’interrogeaient parce qu’ils ne comprenaient pas pourquoi, à cause de leur nationalité, les maisons de production les éconduisaient. Et ça continue aujourd’hui.
J’étais assez proche de Catherine Kerr-Vignale, ensemble nous essayions de trouver une solution. À l’occasion de la signature du contrat pour « Rayman Origins », la Sacem n’était toujours pas prête. Mon nom figurait sur les jacquettes, mais ma musique était intégrée au jeu vidéo, sans sortie physique audio.
Par ailleurs je ne pouvais pas cotiser via la Sacem à l’assurance Retraite. J’avais une société, qui facturait à Ubisoft. Est arrivé « Rayman Legends ». J’ai exposé à la Sacem qu’elle autorisait un de ses membres à traverser hors des clous.
C’est enfin un jeu intitulé « Just dance » qui a permis l’élaboration d’un contrat qui autorisait à encapsuler dans un jeu vidéo des musiques préenregistrées, qui appartenaient déjà au catalogue de la Sacem. Ce contrat s’est ensuite appliqué à la musique originale, dans le cadre d’un accord tripartite, entre la Sacem, l’éditeur de jeu vidéo et le compositeur.
Désormais, un premier contrat me lie à l’éditeur pour un tiers de la somme en jeu. C’est un contrat normal de producteur à compositeur. Un deuxième contrat lie l’éditeurà la Sacem pour les deux tiers restants, d’entreprise à entreprise, qui oblige l’éditeur à une reddition des comptes, avec droit de contrôle pour la Sacem. Les frais de gestion de la Sacem s’élèvent à 5 %. La facture Ubisoft/ Sacem est décorrélée des répartitions, ce qui permet de payer plus rapidement les droits d’auteur.
B. A.– Grâce à vos actions répétées, les difficultés se sont ainsi aplanies.
Ch. H.– Le jeu vidéo a quand même essuyé quelques plâtres, parce que les ressources humaines de la Sacem n’étaient pas à la hauteur. Une seule personne avait en responsabilité Apple Music, toutes les licences liées à l’exploitation numérique, et le jeu vidéo, ce qui générait des délais de réponse pas acceptables par les éditeurs. Peut-être que le jeu vidéo, et ses musiques, n’étaient pas assez considérés. Depuis 2023 Louis Fritsch s’occupe exclusivement du jeu vidéo, devenant ainsi la personne référente qui établit la passerelle entre les compositeurs, éditeurs et Sacem.
B. A.– La voie est-elle ouverte désormais aux jeunes compositeurs et compositrices ?
Ch. H.– Le problème juridique demeure, car le jeu vidéo est globalisé. Une musique pour un jeu est pour le monde entier. Si l’éditeur français ne peut vendre son jeu à un diffuseur américain, la situation est bloquée. Le fait d’être français empêche toujours de travailler. La loi internationale s’impose à la loi française, ou européenne. C’est la loi du marché. Les États-Unis ne veulent pas entendre parler d’une rémunération proportionnelle. Le créateur de Batman, ou de n’importe quel personnage chez Marvel, peut très bien mourir dans la dèche.
Le syndicat national des éditeurs de jeux vidéo [SNJV] ne facilite pas l’application de l’accord tripartite. Quant à l’Association française pour le jeu vidéo [AFJV], elle déconseille totalement de travailler avec des compositeurs français, surtout s’ils sont membres de la Sacem.
Quand un éditeur demande à un auteur d’agir hors la loi, il se met en péril. Si le compositeur se rebiffe devant le tribunal de grande instance, l’éditeur perdra. Faire appel à un compositeur français est donc un risque.
B. A.– Les compositeurs réagissent-ils ?
Ch. H.– On peut réagir quand on a le ventre plein. Un compositeur qui débute doit amortir le matériel qu’il a dû acheter. Il n’est pas en position d’imposer la manière d’être rémunéré. Il faut que la rémunération proportionnelle entre dans les mœurs. Mais ce n’est pas gagné. Je reçois une centaine de messages par an de compositeurs ou compositrices qui se heurtent à cet obstacle. Je suis fatigué, on ne peut passer sa vie à combattre les moulins. Je me sens un peu seul parfois dans ce combat. Certains préfèrent se créer une boîte aux lettres aux États-Unis, alors que ceux qui ont la possibilité de parler devraient œuvrer. J’étais heureux à la signature de l’accord tripartite. J’ai déchanté devant le peu d’avancées qu’il a permis. Il s’est heurté à la mauvaise volonté des éditeurs de jeux vidéo, et à la lenteur de manœuvre du paquebot qu’est la Sacem.
Pourtant il devrait y avoir une prise de conscience du CNC, qui distribue à des éditeurs des aides en partie publiques, tout en fermant les yeux sur la stricte mise en application du code de la propriété intellectuelle.
B. A.– Peut-on se passer de la Sacem ?
Ch. H.– Si l’on voulait se passer de la Sacem, on pourrait imaginer un système de gré à gré entre un éditeur de jeu vidéo et un compositeur, où la prime de commande serait la rémunération tant que le seuil de rentabilité ne serait pas atteint, où la rémunération proportionnelle prendrait le relais dès que le seuil de rentabilité aurait été atteint. Il faudrait alors que le compositeur ait accès à la reddition des comptes. Un tel contrat serait valable aux yeux d’un tribunal. La bande originale serait, dans ce cadre, exploitable hors le jeu vidéo, en streaming par exemple. Un tel arrangement demanderait de quitter la Sacem, du moins dans la catégorie du jeu vidéo, puisque le compositeur est censé lui apporter l’intégralité de son catalogue.
Hors Sacem, on peut travailler aussi avec une structure qui propose des compositeurs. Mais, là aussi, sans le contrôle que permet la gestion collective.
Le jeu vidéo n’arrête pas d’évoluer. Sa monétisation se transforme. Parfois il est gratuit (« Free to Play »), et rapporte de l’argent grâce à des produits dérivés, des petits jeux payants à l’intérieur du jeu, l’achat de vies supplémentaires pour continuer à jouer, etc. La Sacem peut avoir du mal à suivre. Les possibilités de contourner la loi se multiplient.
En 2023 la Sacem a conclu un accord avec les diffuseurs de contenus, comme Twitch, qui est une chaîne TV internet, qui permet à n’importe quel joueur de jeu vidéo de diffuser en direct ses parties. Les compositeurs touchent une rémunération proportionnelle.
Hors Sacem, adieu à la rémunération Twitch, aux rémunérations connexes à l’exploitation du jeu, pour lesquelles vous seriez obligé de faire confiance à l’éditeur, qui peut aussi déposer le bilan.
La gestion collective a une puissance que nous ne pouvons avoir individuellement.
Photo : Christophe Héral. Crédit : Maud Héral.
Cet entretien a été publié dans le « Bulletin des Auteurs »n° 156 du Snac, en janvier 2024.