Bulletin des Auteurs– Éditeurs, libraires, diffuseurs et auteurs sont associés dans le projet « Fileas ».
Séverine Weiss– « Fileas » signifie « Fil d’information pour les libraires, éditeurs, auteurs ». Ce projet s’est construit autour de la question du « booktracking », à savoir de la traçabilité des ventes de livres en librairie. Depuis une vingtaine d’années, un procédé technologique permet de faire remonter les « sorties de caisse » grâce au code ISBN. La Grande-Bretagne a été pionnière en la matière. En France, le point de départ a été le rapport Gaymard de 2009, plutôt tourné vers la librairie, mais qui soulignait l’intérêt de cette traçabilité. Au cours des années suivantes, le Conseil permanent des écrivains [CPE], la fédération regroupant les organisations françaises du secteur du Livre, dont l’ATLF, le Snac et la SGDL, a demandé aux éditeurs de travailler avec eux sur cet outil technologique, qui permet d’améliorer l’information fournie aux auteurs sur la vente de leurs œuvres. Cette idée est demeurée un peu l’arlésienne jusqu’à l’année dernière, où la venue d’un nouveau directeur général au Syndicat national de l’édition a donné une nouvelle impulsion au projet, qui avait par ailleurs les faveurs de Vincent Montagne, le président du SNE. Le « booktracking »permet en effet aux éditeurs de mieux gérer les pilons, les réassorts, et d’éviter une réimpression prématurée par ignorance de la quantité définitive des retours.
Les auteurs auront donc accès grâce à cette plateforme aux « sorties de caisse » librairie, c’est-à-dire aux ventes réelles – une donnée à différencier des redditions de comptes que l’on reçoit une fois par an (bientôt deux fois par an), qui se fondent sur le flux aller, et éventuellement retour, de leurs œuvres entre distributeur et librairie. Ce sera un outil différent, un complément d’information – sachant que la rémunération des auteurs continuera à se fonder sur les chiffres livrés par la reddition de comptes. Les auteurs pourront savoir au quotidien où ils en sont de leurs ventes, avec un minimum de précision géographique, et ce par ISBN, c’est-à-dire par titre et par édition de leurs ouvrages (y compris les ouvrages numériques et audio).
Le seul outil disponible actuellement pour obtenir cette information est GfK. Mais souscrire à GfK est onéreux, un auteur ou un petit éditeur ne peuvent généralement pas se le permettre. De plus, GfK s’appuie sur un panel de librairies assez important, mais en extrapolant. GfK est donc plutôt efficace pour les best-sellers, mais beaucoup moins pour les ouvrages spécialisés, les ouvrages de fonds, les petites éditions.
Filéas est conçu comme un outil interprofessionnel, qui servira la chaîne du livre dans son ensemble, les libraires, les distributeurs, les éditeurs et les auteurs. Chacun doit y trouver son intérêt. Le ministère de la Culture a choisi de déléguer la mise en place de cet outil au SNE, qui a recruté une très bonne équipe technique pour le créer. Après quinze années d’inertie, la construction a été rapide, les ateliers de travail se sont succédé, auxquels ont participé tous les intervenants de la chaîne – l’ATLF, la SGDL et le Snac y faisant entendre la voix des auteurs.
Cette plateforme devrait peu à peu se mettre en place au cours de l’année 2024, avec un réseau de libraires volontaires important, notamment des librairies indépendantes et des grandes surfaces spécialisées et généralistes. Il s’agit d’un vrai geste de solidarité interprofessionnelle de la part des libraires, qui bénéficient déjà d’outils d’analyse du marché. Pour des raisons techniques il est encore difficile de toucher certains points de vente spécifiques (stations-service, jardineries…), mais l’on espère un effet d’entraînement concernant les librairies. Plus les libraires adhéreront, plus les résultats seront précis. Ces données « libraires » seront récupérées par un tiers de confiance, Dilicom, puis agrégées, et enfin livrées aux différents acteurs de la chaîne en suivant, bien sûr, des canaux de confidentialité.
Les auteurs et leurs ayants droit pourront s’inscrire à cette plateforme grâce à France Connect. L’accès à Filéas sera gratuit et leur donnera accès à leurs ventes à J-1, leur pemettant ainsi de mieux anticiper leur rémunération. Pour les éditeurs, il y aura une base gratuite – un véritable atout pour la gestion de trésorerie des petits éditeurs –, puis des options payantes, comme des données supplémentaires de marché. Les diffuseurs auront également accès à cet outil, pour les communiquer à leurs éditeurs et mieux gérer leur stock.
Concernant le modèle économique, le SNE a choisi de faire de Filéas une SAS à mission. Le ministère de la Culture, qui participera financièrement à la construction technologique de cet outil, est le garant du caractère interprofessionnel de ce projet. La question encore en suspens et qui demande à être discutée avec les éditeurs sera celle du fonctionnement de cette SAS. Le Conseil permanent des écrivains n’est pas forcément sur la même longueur d’onde que les éditeurs pour l’instant… Nous allons devoir veiller au maintien du caractère interprofessionnel de cette nouvelle structure, jusque dans ses statuts et sa gouvernance, et travailler avec le SNE pour que les auteurs soient associés de manière juste et équitable à ce nouvel organisme, que nous espérons évidemment viable à long terme et au service de toute la chaîne du livre.
Photo : Séverine Weiss. Crédit : CPE.
Cet entretien a été publié dans le « Bulletin des Auteurs » n° 156 du Snac, en janvier 2024.