Bulletin des Auteurs– Comment produit-on une pièce de théâtre ?
Vincent Dheygre– Il existe plusieurs modes de production qui concernent la création, à distinguer de la diffusion, en fonction aussi du réseau auquel la pièce est destinée : soit un théâtre produit une pièce tout seul, ce qui est de plus en plus rare ; soit plusieurs théâtres se mettent ensemble pour une co-production. Nous avons aussi des contrats de co-réalisation, et des contrats de cession où les compagnies montent une pièce à leurs risques et périls, pour essayer ensuite de vendre des dates à différents théâtres.
B. A. – Un festival comme Avignon permet de proposer sa création.
V. D. – Être présent au « Off » d’Avignon comporte de grands risques. Le coût est très conséquent. Soit quelques théâtres produisent ou coproduisent la pièce, soit ils « louent » leurs locaux dans des contrats de coréalisation. Pour qu’une création soit achetée et puisse construire une tournée, il faut généralement la présenter deux années de suite au festival d’Avignon. La première pour que l’on parle de vous, la seconde pour que les programmateurs viennent vous voir. Sur le « Off » règne un manque de distinction entre les compagnies professionnelles et compagnies amateurs. Ces dernières, si elles en ont les moyens, peuvent louer des créneaux dans les théâtres. 1 600 spectacles se déroulent sur l’ensemble du festival « Off ». Comment émerger parmi cette profusion ?
Voilà pour le tableau habituel.
B. A. – L’actualité est pire ?
V. D. – La Covid a attaqué très sérieusement les différentes structures, théâtres et compagnies. L’inflation des années post-Covid a réduit considérablement les moyens de production. Les moyens des compagnies, qui sont soumises directement à l’inflation, mais surtout ceux des collectivités locales, qui souvent participent à la production des spectacles de théâtre. Ces collectivités ont été confrontées à une baisse de leurs ressources et à une augmentation de leurs dépenses, parfois dans des proportions très importantes, notamment par la hausse du coût de l’énergie. Les moyens consacrés au soutien du spectacle vivant ont diminué d’autant. Rajoutons à cela une diminution de 10 % des moyens de l’État consacrés à la création en 2024 malgré une injonction de sa part à augmenter les salaires.
Une étude menée conjointement par le « Syndicat national des arts vivants » (Synavi) et le « Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles » (Syndeac), qui est le principal syndicat d’employeurs du spectacle vivant, indique pour cette saison une diminution du nombre de représentations deplus de 30 % par création, soit une perte d’un tiers de l’activité. Et la proportion de compagnies qui tournent moins de vingt dates passent de 33 à 52 % Cette catastrophe annoncée depuis plus d’un an est donc en train d’advenir.
De nombreuses compagnies, qui avaient déjà du mal à survivre, ne vont plus avoir les moyens de créer, ce qui va accélérer la spirale de leur disparition.
Mais les scènes nationales et les scènes conventionnées, qui s’associaient déjà pour produire des pièces, vont accentuer leur regroupement en termes de coproduction, dont vont bénéficier principalement les compagnies les plus solides.
B. A. – Quelle est la situation des auteurs dramatiques ?
V. D. – La crise de la Covid les avait déjà malmenés. Selon la SACD, on venait de rejoindre enfin le niveau de répartition des droits d’auteur d’avant la Covid, mais la baisse de 30 % des créations va directement se répercuter sur les droits d’auteur.
Les droits des auteurs et autrices dramatiques ont deux composantes : la représentation, et l’édition, cette dernière étant négligeable en termes de revenus.
La situation de l’édition théâtrale en France est d’ores et déjà catastrophique. Les petites maisons sont en survie permanente. Les plus grandes maisons réduisent leur volume de publications. Les librairies théâtrales disparaissent les unes après les autres.
Les maisons d’édition théâtrale publient de préférence des textes qui ont été portés à la scène. Si le texte est publié avant sa représentation, les maisons d’édition théâtrale réclament de plus en plus souvent à l’auteur des droits de représentation, en arguant de l’idée que, si le texte est monté, c’est grâce à sa publication.
Dans la mesure où un texte représenté génère des ventes papier, moins de textes représentés signifie aussi une baisse des ventes papier.
Le nombre infime des auteurs dramatiques qui peuvent vivre décemment de leur activité va décroître inéluctablement.
La part de la fiction littéraire dans l’édition française n’est que de 15 %. Au sein de la littérature, la part de l’édition théâtrale est très faible.Il faut aussi remarquer que les coûts de diffusion pèsent lourdement dans le budget des maisons.
B A. – Les maisons d’édition de théâtre publient-elles en numérique ?
V. D. – La vente des versions numériques ne décolle pas. Autrefois le public lisait du théâtre. Aujourd’hui la pratique de la lecture du théâtre se perd, au profit de la représentation. Ce sont principalement les gens de théâtre qui en lisent encore. Et si les acteurs apprennent un texte, prennent des notes, ils ont besoin d’avoir le texte en main version livre papier, pas en numérique.
Les critiques au sein de la presse quotidienne ne rendent compte par ailleurs que des textes qui ont été montés.
La diffusion des textes de théâtre en numérique est assurée soit par l’éditeur lui-même, soit par des petites plateformes qui sont noyées dans le flot des publications numériques. Il faudrait une plateforme dédiée à l’ensemble des textes théâtraux, mais serait-elle rentable ?
B. A. – Les ressources des EAT sont-elles menacées ?
V. D. – Nos ressources sont en légère baisse. Nous devons être attentifs, car nous avons deux personnes salariées à temps plein.Nous sommes principalement financés par les organismes de gestion collective, la SACD en tête et la Sofia en second. Nous avons pris soin, au long de notre histoire, de diversifier nos ressources. À la création des EAT, voilà vingt-trois ans, l’aide de la SACD représentait 80 % de nos ressources. Aujourd’hui la part de la SACD, qui continue de nous soutenir activement, loyalement et fidèlement, représente 35 % de nos ressources. Nos autres partenaires sont la Sofia, la Direction générale de la création artistique (DGCA), la Fondation du Crédit mutuel, et le Centre national du Livre (CNL).
Mais nous sommes avant tout inquiets pour nos auteurs.
Les « Écrivaines et Écrivains associés du théâtre » (EAT) font tout pour les accompagner dans leurs différentes démarches administratives et pour amortir le choc qui s’annonce. Nous devons continuer à négocier avec le ministère de la Culture, qui a lancé le plan : « Mieux produire mieux diffuser ». L’octroi d’aide à la création par les Drac est assujetti à un nombre de représentations (au dessus de quinze) pour les compagnies qui en bénéficient, très supérieur à la moyenne du nombre réel de représentations (inférieur à cinq) sur l’ensemble des compagnies professionnelles.
En parallèle de notre rôle syndical, notre objet est également artistique. Nous avons dû réduire le nombre de nos manifestations artistiques. Ce qui signifie un nombre moindre d’auteurs rémunérés par les EAT.
Photographie de Vincent Dheygre. Crédit : Cris Noé.
Cet entretien a été publié dans le « Bulletin des Auteurs » n° 159, en octobre 2024.