C’est la rentrée !
Pour le Snac, de nouveaux locaux, plus petits certes, mais sans planchers ni portes qui grincent. Sans histoire non plus, autre que l’à venir. Nous n’avons pu récupérer, superficie oblige, la grande et massive table de réunion, qui avait dû en entendre de belles durant toutes ses années d’exercice. Seul témoin du passé de luttes syndicales, de réflexions profondes et de franche camaraderie, le mur de photos des ancien.ne.s président.e.s sera reconstitué. Je me pose une question : les photos en couleur passent-elles en noir et blanc au fil du temps ?
La rentrée, c’est aussi ce nouveau « Bulletin des Auteurs », toujours concocté avec soin par Xavier Bazot et Maïa Bensimon, et enrichi par les nombreuses contributions. Il se veut le miroir de la variété de nos activités syndicales, de nos différents groupements, de la vigilance et la persévérance que le Snac se doit d’avoir dans ce monde en perpétuelle évolution.
Le Bulletin des Auteurs s’ouvre toujours par un éditorial de la présidence. Pour ce premier du genre en ce qui me concerne, j’aimerais vous dire un conte.
Car, comme l’ont écrit deux scientifiques et vulgarisateurs anglais, Ian Stewart et Jack Cohen, plutôt qu’être Homo sapiens, l’humain sage – si tant est que nous le soyons, sages –, nous serions, au regard de l’évolution, Pan narrans, le singe qui raconte.
Les auteurs et autrices racontent des histoires, qui avec des mots, qui avec des images, qui des notes de musique, des matières, des tissus, ou toute autre sorte de medium. Et ces histoires nous transforment, nous bouleversent, nous meuvent et nous émeuvent. Elles nous rendent un peu plus lucides, un peu plus pertinents ; un peu plus libres.
Voici ce conte, qu’on m’a dit conte chinois.
Vous connaissez le proverbe : « Quand le sage montre la Lune, l’idiot cite un proverbe chinois. » Ici, la chinoiserie n’est avérée que par la présence de baguettes d’un type particulier. Mais peut-être que l’auteur est français, ou l’autrice ougandaise, ou le collectif d’auteurices turkmène. C’est cela la liberté de l’auteur, la licence poétique : nul besoin d’être chinois pour écrire un conte chinois ! Bref.
Il était une fois (comme il convient) un homme qui marchait dans une forêt obscure.
Soudain, il distingue au loin la lueur d’une clairière, et s’y dirige à grands pas. En débouchant dans la clairière, quelle n’est pas sa surprise de voir des dizaines de personnes attablées autour d’un somptueux buffet ; rien ne manque, plats variés et appétissants, denrées rares, – et il y a même du sans gluten. Pourtant ces gens ne mangent pas, bien qu’ils aient l’air affamé en plus d’avoir l’air triste. L’explication est évidente : les baguettes dont disposent les convives mesurent deux mètres de long ; il leur est donc impossible de se nourrir.
Le voyageur décide de les abandonner à leur triste sort, et reprend sa route dans la forêt obscure… Soudain, il distingue au loin la lueur d’une clairière, et s’y dirige à grands pas. Et plus il s’approche, plus il entend des rires, des chants, tout un brouhaha joyeux. En débouchant dans la clairière, quelle n’est pas sa surprise de voir des dizaines de personnes attablées autour d’un somptueux buffet ; rien ne manque, plats variés et appétissants, denrées rares, – et il y a même du sans gluten. Tout le monde a l’air heureux, et repus.
« Et les baguettes ? », me direz-vous : bien entendu, elles mesurent deux mètres de long, comme dans la première clairière. Cependant, au lieu d’essayer en vain de s’en servir pour soi, les convives s’en servent pour nourrir celles et ceux qui sont en face d’eux, de l’autre côté de la table.
Toute histoire n’a pas forcément de morale, ou bien celle-ci peut être ambiguë, paradoxale, voire dérangeante. On pourrait, de ce conte-ci, tirer deux morales assez différentes quoique complémentaires.
– La première serait de penser que ce que dit cette histoire, c’est qu’il faut s’aider les uns les autres, que le bonheur réside dans la prise en compte de l’autre, que sans l’autre nous ne sommes rien. L’Autre, avec un « A » majuscule, est au centre de la démarche syndicale. Souvent on adhère parce que l’Autre nous fait du mal, et qu’on compte sur d’autres Autres, les syndicalistes, pour nous aider. En écrivant cela, je me rends compte de la proximité orthographique entre Autre et Auteur ; peut-être une piste pour un prochain édito ?
– La deuxième morale me semble moins convenue et plus subtile. Voyez plutôt : dans les deux clairières, il y a exactement les mêmes éléments. Ce qui les différencie, c’est comment les humains présents décident de les utiliser.
La première clairière est disharmonieuse, la seconde est harmonieuse. Les humains de la seconde ont compris, grâce à l’intelligence, ou l’amour, ou toute autre vertu positive, à transformer la disharmonie en harmonie.
Le monde est rempli de somptueux buffets et de baguettes de deux mètres de long.
Les adhérents d’un syndicat sont aussi des concurrents : baguettes de deux mètres de long. Les auteurs sont indispensables à la création de productions, et sans les producteurs, les auteurs dépérissent : baguettes de deux mètres de long. La technologie aide le travail des auteurs, et peut mener à les faire disparaître : baguettes de deux mètres de long.
Je pourrais multiplier les exemples, c’est un jeu facile à faire. D’ailleurs je vous encourage à communiquer ce que vous inspire ce conte, car, comme tout conte, il devrait pouvoir provoquer l’échange, la palabre. L’auteur, l’autrice, ne sont jamais aussi heureux que quand le fruit de leur travail, en plus de susciter l’émotion, déclenche l’échange, le partage, et rend le monde un peu plus harmonieux.
Photographie de François Peyrony. Crédit : Nathalie Campion.
Cet éditorial a été publié dans le « Bulletin des Auteurs » n° 159, en octobre 2024.