Je plonge dans l’intelligence artificielle depuis au moins une quinzaine d’années. Beaucoup dans le domaine de la formation, à quelque niveau que ce soit, de la Sorbonne à la Chine ou le Canada. Beaucoup dans le domaine médical du fait de mes étudiants adultes d’aujourd’hui qui sont engagés dans la médecine 5G avant la lettre. Et depuis six mois je travaille sur un bilan en traduction qui vient de sortir en ebook Kindle chez Amazon en anglais (277 pages) : AI, Unavoidable and Unforgivable Tool, dans le cadre de ma participation au Colloque International de Paris Université et de l’Observatoire Européen du Plurilinguisme le 25 novembre 2020 en visioconférence.
Je n’ai pas la prétention de vouloir présenter cette avancée technique et scientifique en une page. Je vais donc simplement montrer l’enjeu énorme de ce développement en examinant la responsabilité civile de l’Intelligence Artificielle dans le domaine de la communication linguistique dans un champ industriel. Le cas le plus frappant aujourd’hui est le Boeing 737 MAX.
La ligne descendante de cette responsabilité civile commence avec le concepteur d’une machine à traduire : banques de données linguistiques de plusieurs langues, logiciels de mise en correspondance, logiciels de choix de solution. Les banques de données contiennent d’innombrables « biais » dans les mots choisis, leur classement, les sens de ces mots et leurs classements, et l’architecture même de ces banques de données. Pour des langues différentes les banques de données ne sont pas similaires encore moins identiques, parfois non compatibles. Pour travailler correctement, cette intelligence artificielle doit être capable d’analyser le contexte de l’énoncé concerné dont le sens dépend directement. Chacun de ces éléments engage la responsabilité civile du concepteur.
Puis une entreprise va produire ladite machine à traduire et une seconde entreprise, ou un second service, commercial cette fois, va mettre à disposition du public ladite machine à traduire, gratuitement ou moyennant finance. Tous garantissent que la machine à traduire fait du bon travail et le public, la plus grande partie du grand public, considère que la traduction, proposée est la bonne. Vous avez des traducteurs de poche qui reconnaissent ce que vous lui dictez et produisent oralement la traduction dans la langue choisie. Tant qu’il s’agit de demander comment je peux aller à la tour Eiffel, il n’y a pas grand dommage. Mais quand il s’agit d’un Boeing 737 MAX il y a plus qu’un immense dommage. Il y a au moins une responsabilité de niveau homicides involontaires.
L’avion a été livré avec un manuel complet. En anglais ou dans la langue première des pilotes, et dans ce dernier cas qui a fait la traduction ? Les pilotes ont été formés dans une cabine de pilotage virtuel. En anglais ou dans la langue première des pilotes ? Le poste de pilotage virtuel fonctionnait-il en anglais ou dans la langue première des pilotes ? Qui a fait les traductions à ce niveau de la formation des pilotes ? Boeing a garanti à ses clients que l’avion était correct, que les manuels complets étaient corrects et que la formation des pilotes était correcte. On sait le résultat. Il y a donc eu un problème quelque part. On remonte alors la chaîne de la responsabilité civile.
Les pilotes d’abord : les boîtes noires donnent la réponse : faute ou non. Puis toute la formation et l’information fournies aux pilotes sont examinées dans la langue employée. La question sera : avez-vous validée la formation comme efficace et parfaitement assimilée par les pilotes ? Comment ? La question de la langue est fondamentale et l’Intelligence Artificielle est centrale. Puis se pose la responsabilité de Boeing au niveau technique : on sait qu’il y a eu précipitation de la direction qui a négligé des mises en garde des ingénieurs responsables de la conception.
Pour nous, auteurs et traducteurs, l’Intelligence Artificielle est cruciale pour la formation, l’information et la communication, de la phase de conception à l’accident final.
J’ai volontairement pris un exemple industriel. Mais nous pourrions prendre un exemple littéraire. Pourquoi la traduction d’un livre de Stephen King est-elle en français si lourde et difficile à donner en lecture radiophonique par exemple, alors que la traduction d’un livre d’Anne Rice coule comme de l’hydromel dans la bouche du lecteur radio ? J’ai pratiqué les deux en radio, et quand j’ai essayé de lire une nouvelle de King dans la traduction commerciale, cela était de l’ordre de la torture. J’ai retraduit alors ladite nouvelle pour pouvoir la lire sans difficultés. Je ne vois qu’une explication : les éditeurs de ces deux auteurs en France ont soumis les traductions à des lecteurs-éditeurs et les deux lecteurs-éditeurs n’étaient pas de même niveau. Le plus surprenant bien sûr c’est que Stephen King en anglais se lit comme du petit lait, un peu sanguinolent parfois mais doux et moelleux. Pas en français. Il y a une responsabilité civile personnelle pour délit culturel dans des cas de ce genre. La distorsion d’une culture est aussi grave que plusieurs centaines de morts entre les mains de Boeing. Et la traduction automatique menace directement l’industrie du sous-titre et même du doublage.
L’Intelligence Artificielle dans les machines à traduire devient un outil incontournable en traduction, mais sans un excellent traducteur en aval la traduction produite n’a aucun garantie de beauté, de correction et d’exactitude. Le moindre accident ou incident engage alors la chaîne complète de la responsabilité civile des intervenants dans la gestion de la traduction, de la langue, de la communication, raison de plus en multilingue, tout du long de la chaîne.
Photo : Dr. Jacques Coulardeau – Crédit : Colloque SARI 2015.