Bulletin des Auteurs – Quel est le rôle d’ECSA ? Comment votre Alliance est-elle structurée ?
Marc du Moulin – Les défis auxquels les auteurs de musiques font face sont immenses mais souvent très similaires au sein des 27 pays européens que nous représentons. Notre rôle est de défendre et de promouvoir leurs droits et intérêts au niveau européen et international. Notre alliance représente aujourd’hui 54 associations membres à travers l’Europe, le plus souvent au sein de l’Union européenne (UE), mais parfois au-delà (Norvège, Islande, Royaume-Uni, etc.). Le Snac, l’UCMF et l’Unac sont nos trois organisations membres en France et participent activement à nos travaux. La venue de nouveaux membres, du Portugal, d’Allemagne ou d’Italie ces dernières années prouve l’attractivité d’Ecsa et démontre à la fois sa représentativité et son rayonnement à travers l’Europe.
Grâce au soutien du programme Europe Creative, qui finance environ 50 % de nos activités, ainsi qu’aux contributions de nos membres, nous sommes bien équipés pour sensibiliser les institutions européennes aux défis des auteurs de musique et promouvoir leurs œuvres et leurs métiers à travers différentes activités politiques et culturelles. Notre partenariat avec le programme Europe Créative inclut un programme de travail et d’activités cofinancé par l’UE, qui nous permet de financer de nombreuses activités politiques ou culturelles. Néanmoins, nos ressources restent très limitées en comparaison des moyens des Gafam, des plateformes audiovisuelles, ou encore des majors de la musique représentées à Bruxelles.
Notre association est structurée autour de trois comités : Apcoe pour la musique populaire, ECF pour la musique classique et contemporaine et Fface pour la musique à l’image. Cette structure demeure importante mais nous y avons ajouté plusieurs groupes de travail qui traitent de questions transversales, telles que le streaming musical ou l’intelligence artificielle.
En 2021 nous avons révisé nos statuts, qui ont été adoptés à une quasi-unanimité, afin d’inscrire des objectifs plus variés, tels que l’égalité femmes – hommes, et des règles plus claires pour l’élection des membres de notre conseil d’administration. Sur la base de ces nouveaux statuts, nos membres ont élu en février 2022 un nouveau conseil d’administration, présidé par Mme Helienne Lindvall, de nationalité suédoise et membre de l’Ivors’ Academy au Royaume-Uni. En outre, Alfons Karabuda, a été élu président d’honneur d’Ecsa, tandis que Bernard Grimaldi a été élu vice-président d’honneur de notre Alliance.
Ces deux dernières années le Covid-19 et ses restrictions ont entraîné des conséquences très néfastes pour les auteurs de musique et nos associations membres. Mais Ecsa a su s’adapter, organiser ses activités en ligne grâce aux outils numériques. Nous avons été très heureux de nous retrouver enfin lors de notre dernière session à Split (Croatie), en septembre dernier, après plus de deux ans sans session physique. Néanmoins, nous continuons de recourir aux outils numériques pour dialoguer avec nos membres, notamment dans le cadre de nos groupes de travail.
B. A. – Quels sont les objectifs majeurs de l’action d’Ecsa en 2023 ?
M. du M. – Nous avons actuellement trois objectifs principaux : En premier lieu, un des objectifs majeurs d’Ecsa a été l’adoption de dispositions ambitieuses au sein de la Directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique en 2019. Nous avons été particulièrement actifs sur l’article 17, qui traite des rapports entre les titulaires de droits et certaines plateformes de diffusion en ligne, telles que YouTube afin d’obtenir un meilleur partage de la valeur et une rémunération plus juste pour tous les titulaires de droit.
Une autre priorité majeure a été l’adoption des articles 18 à 23, qui réglementent les contrats entre auteurs et interprètes d’un côté et éditeurs, producteurs et plateformes de l’autre. Jusque-là, le cadre législatif de l’UE protégeait le droit d’auteur mais pas les contrats des créateurs, qui sont essentiels pour que le droit d’auteur soit réellement favorable aux auteurs. Nous avons travaillé de concert avec d’autres organisations d’auteurs (scénaristes, réalisateurs, écrivains), pour faire valoir des règles communes, qui s’appliquent à tous les auteurs au sein de l’UE. Enfin, nous avons été également vigilants sur les exceptions au droit d’auteur, afin qu’elles n’empiètent pas exagérément sur le droit d’auteur, qui doit rester la règle, et non l’exception.
Le résultat final n’est pas parfait mais cette directive, une fois transposée partout au sein de l’UE, améliorera la rémunération et les conditions de travail de tous les auteurs en Europe. Nous avons également été en contact étroit avec nos membres au niveau national pour peser sur la transposition. À ce stade, environ un tiers des États membres de l’Union européenne n’a pas encore transposé la Directive de 2019. Ce n’est pas acceptable et nous continuons à appeler les États membres et la Commission européenne à accélérer le processus de transposition. En juin 2022, nous avons organisé avec d’autres organisations d’auteurs une conférence sur la transposition et le problème des contrats « Buy-out », qui montre qu’il y a encore beaucoup à faire pour que cette directive améliore réellement les conditions de travail des auteurs.
Nos deux autres priorités majeures sont, d’une part : notre combat contre les contrats dits de « Buy-out » et l’édition coercitive, et le streaming musical d’autre part.
B. A. – Que sont les contrats « Buy-out» ?
M. du M. – Il y a différents types de contrats « Buy-out » qui peuvent être très complexes. Mais, pour simplifier, un contrat « Buy-out » désigne un contrat couvrant l’ensemble des droits et prestations réalisées par un auteur, ainsi que les exploitations futures, en échange d’un paiement forfaitaire unique. Un tel contrat signifie que l’auteur ne recevra aucune redevance à l’avenir, quel que soit le succès de l’œuvre. Dans le cadre d’un tel contrat, le compositeur est souvent tenu d’accepter que sa contribution soit qualifiée de « work made for hire » conformément à une législation extraterritoriale, le plus souvent américaine, en contradiction avec le modèle européen du droit d’auteur. Ce phénomène s’est amplifié avec la très forte croissance des plateformes de vidéo à la demande en Europe. Si un auteur refuse ou s’oppose à un tel contrat, cela peut avoir de graves conséquences sur ses opportunités professionnelles futures. Sa liberté de choix est en réalité inexistante et il faut des dispositions juridiques et l’action d’organisations collectives pour y mettre fin. Nous avons beaucoup travaillé sur cette question auprès des institutions européennes et publié en mai 2021 un rapport sur la question qui présente les défis posés par ces contrats et les solutions possibles pour y remédier.
B. A. – Avez-vous été entendus ? Quelle a été le rôle de la France dans ce domaine ?
M. du M. – La France a été pionnière dans ce domaine avec une disposition ambitieuse adoptée en mai 2021 dans le cadre de la transposition de la directive européenne de 2019. Celle-ci interdit les contrats qui priveraient les compositeurs de musique à l’image de la protection de la loi française, quelle que soit la loi « choisie » par les parties au contrat. C’est une disposition très positive qui devrait servir d’exemple au niveau européen. La France a également joué un rôle capital pendant la présidence française du Conseil de l’Union européenne en réalisant un exercice sans précédent sur l’effectivité du cadre européen du droit d’auteur auquel ont participé les États membres de l’UE. Le rapport final a clairement mis en lumière les nombreuses tentatives d’imposition des pratiques de « Buy-out », qui visent à contourner les dispositions protectrices du droit d’auteur au niveau européen et national, comme nous le dénoncions depuis longtemps.
Le Parlement européen a également adopté trois résolutions qui dénoncent ces pratiques et demandent à la Commission d’agir. Avec le Gesac, nous avons organisé le 8 novembre 2022 un évènement visant à sensibiliser les députés européens sur cette question. À ce stade, la balle est maintenant dans le camp de la Commission européenne. Nous avons récemment rencontré ses représentants pour les encourager à se saisir du sujet et agir. En dépit de l’opposition très forte des plateformes et producteurs extra-européens à toute initiative, je suis raisonnablement optimiste sur le fait que cet enjeu sera à l’agenda de la Commission européenne à l’avenir.
B. A. – Qu’en est-il de l’édition coercitive ? Comment peut-on lutter contre ?
M. du M. – L’édition coercitive est un problème majeur pour tous les compositeurs de musique à l’image à travers l’Europe. Bien trop souvent, ces compositeurs (environ deux tiers d’entre eux selon nos enquêtes) font face à des « faux » éditeurs (producteurs-éditeurs, diffuseurs-éditeurs) qui leur imposent de céder l’édition de leur musique, représentant souvent plus d’un tiers de leurs redevances, sans aucune contrepartie. Ils ne respectent pas non plus leurs obligations juridiques de transparence et d’exploitation des droits. Ce sont des pratiques délétères pour la rémunération des compositeurs et elles constituent une concurrence déloyale pour les éditeurs vertueux. Les obligations de transparence et le droit de révocation en cas d’exploitation insuffisante de la directive de 2019 devraient améliorer la situation. Ces dispositions encouragent également les accords collectifs, tels que le Code des usages et des bonnes pratiques de l’édition des œuvres musicales, signée par nos membres et les organisations d’éditeurs en France.
Ce Code, ainsi que le rapport de nos associations françaises (Snac, UCMF Unac) sur le sujet est très utile, et j’espère qu’il produira des résultats positifs pour les compositeurs en France, qui pourront inspirer leurs homologues européens. Jusqu’à maintenant, ce type d’accords était trop souvent limité par une interprétation stricte du droit de la concurrence mais nous avons beaucoup travaillé pour convaincre la Commission européenne de lever certains de ces obstacles pour faciliter la signature de tels accords. Nous avons été entendus en grande partie puisque la Commission européenne a adopté des lignes directrices en septembre dernier qui permettent désormais d’appliquer les articles 18 à 23 de la directive de 2019 grâce à des accords collectifs, sans les obstacles du droit de la concurrence. Mais ce n’est qu’une première étape car il faudra désormais convaincre les éditeurs et producteurs de négocier et signer de tels accords pour réellement améliorer la situation des auteurs au niveau national.
B. A. – Vous avez également évoqué le sujet du streaming musical ? Qu’en est-il ?
M. du M. – Les auteurs de musique sont les premiers créateurs de musique mais « la dernière roue du carrosse » en ce qui concerne la répartition des revenus du streaming musical.
Les plateformes de streaming musical ont connu un développement exponentiel ces dernières années, se sont développées sur le modèle de répartition du CD, dont environ 55 % des revenus reviennent aux labels/ producteurs de phonogrammes et environ 30 % aux plateformes. Il ne reste donc que 15 % des revenus pour les titulaires de droits d’auteurs, qu’il convient ensuite le plus souvent de partager entre éditeurs et auteurs. Cela signifie que les auteurs ne perçoivent souvent qu’un pourcentage très limité (moins de 10 % dans le meilleur des cas) des revenus alors qu’ils sont les premiers créateurs de musique. Ce n’est pas acceptable.
Cette situation est d’autant plus inquiétante que les prix des abonnements restent très faibles et n’ont pas augmenté ces dernières années, en dépit de la hausse des prix et de l’inflation qui ne cesse d’augmenter en Europe. Comment penser qu’un modèle d’abonnement de 9,99 euros par mois pour la quasi-totalité du répertoire musical peut aujourd’hui permettre une juste rémunération pour l’ensemble de la chaîne de valeur, à commencer par les auteurs mais également les artistes-interprètes ? Et les taux de rémunération pour le streaming gratuit et les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont encore bien pires.
Le taux très faible des droits d’auteurs est aussi souvent dû au fait que les trois majors de la musique – qui agissent à la fois en tant que labels/ producteurs et éditeurs de musique – favorisent généralement les droits d’enregistrement des producteurs au détriment des droits d’auteurs car ils tirent davantage de revenus des premiers. Ces conflits d’intérêts ont un impact très préjudiciable sur les auteurs de musique et expliquent dans une large mesure leur très faible rémunération. Les décideurs politiques et les autorités de la concurrence devraient examiner attentivement l’impact des « majors » sur le marché du streaming musical.
De nombreux autres sujets sont très préoccupants, tels que le manque de transparence des algorithmes et des listes d’écoute, le peu de visibilité des œuvres des auteurs sur ces plateformes, et les nombreux cas de fraude régulièrement dénoncés dans la presse. En outre, il est urgent d’améliorer l’identification des auteurs non seulement pour améliorer leur rémunération, mais aussi pour assurer plus de diversité et de transparence sur ces plateformes. Nous souhaitons que tous les acteurs de l’industrie musicale assurent un enregistrement efficace et une identification complète et correcte des métadonnées des œuvres des auteurs sur ces plateformes.
Nous avons exprimé notre position sur ces enjeux et les travaux réalisés par la Chambre des Communes au Royaume-Uni ainsi que l’étude récente du GESAC ont tous mis en lumière les problèmes du streaming musical.
Nous appelons l’UE et les différents pays européens à se saisir de toutes ces questions et à proposer des solutions, y compris pour promouvoir la visibilité et la diversité des œuvres européennes et des répertoires moins populaires. De nombreux mécanismes vertueux existent dans le secteur audiovisuel pour promouvoir les œuvres européennes. Pourquoi ne pas s’en inspirer pour construire une politique ambitieuse pour la musique en Europe ?
B. A. – ECSA est-elle bien écoutée par les institutions européennes ?
M. du M. – Nous sommes en dialogue constant avec celles-ci sur de très nombreux sujets et nous avons obtenu des succès notables. Par exemple, sans Ecsa et d’autres organisations d’auteurs, avec lesquelles nous avons formé une coalition, les articles 18 à 23 de la Directive n’auraient jamais été adoptés par l’Union européenne. Nous nous sentions très seuls et démunis pour promouvoir une amélioration de nos contrats face aux moyens déployés par les éditeurs, producteurs et autres plateformes américaines, qui s’opposaient frontalement à la transparence des revenus et à un droit à une rémunération appropriée et proportionnelle. Mais je crois que le résultat est très globalement positif, surtout pour les pays européens dont la législation était jusqu’ici très défavorable aux auteurs. Un autre exemple est celui des contrats de « Buy-out ». Nous avons été très actifs sur ce sujet et nos préoccupations ont été en partie entendues, même s’il reste encore beaucoup à faire.
Plus généralement, le climat politique vis-à-vis des Gafam a changé. Au début des années 2000, réglementer les plateformes n’était pas vu d’un bon œil. La directive commerce électronique de 2000 a été très favorable aux plateformes. L’UE en a tardivement pris conscience, avec l’adoption de l’article 17 de la directive « droit d’auteur » de 2019, et plus récemment, avec les « Digital Services Act » et au « Digital Market Act ». Il faut souhaiter que les erreurs et la naïveté de l’Union européenne sur la régulation du numérique servent de leçons à l’avenir, notamment sur l’intelligence artificielle. Dans certains domaines de politique nationale (politique sociale, fiscalité, etc.) qui n’entrent pas dans le champ de la compétence de l’UE, nous échangeons également avec nos membres pour promouvoir des bonnes pratiques mais ce n’est pas réellement au niveau européen que nous pouvons changer les choses. Il faut aussi en être conscient.
B. A. – Les sessions d’Ecsa sont-elles des moments importants ?
M. du M. – Elles sont fondamentales. Nous avons deux sessions par an, qui incluent une présentation de nos activités, les réunions de nos trois comités, une assemblée générale, des groupes de travail et des évènements politiques et/ ou culturels. Ces sessions sont essentielles car elles favorisent les échanges entre nos membres et nous permettent d’élaborer et d’affiner une stratégie commune. La session d’hiver a lieu à Bruxelles généralement en février-mars tandis que la deuxième se déroule en septembre dans une de nos organisations membres qui se porte volontaire pour nous accueillir. La prochaine édition aura lieu les 22 et 23 mars à Bruxelles et sera précédée de la « Creators Conference », le 21 Mars, qui vise à promouvoir nos objectifs auprès des instances européennes. Ces sessions impliquent une logistique conséquente, car nous accueillons en général environ 80 auteurs et compositeurs venus de toute l’Europe. Nous encourageons également les échanges bilatéraux avec nos organisations membres dans chaque pays car nous manquons parfois de temps pour aborder tous les sujets pendant nos sessions. Cela a été le cas avec nos organisations françaises qui nous ont accueilli (notre présidente et moi-même) le 9 novembre 2022 à Paris.
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B. A. – Les perspectives du droit d’auteur et des conditions de travail des compositeurs en Europe sont-elles positives ?
M. du M. – En plus des sujets déjà mentionnés, il y a des défis importants, comme l’utilisation croissante de l’intelligence artificielle et les questions qu’elles posent pour le droit d’auteur et les compositeurs. Comme le soulignait très justement Joshua Darche (compositeur, vice-président du Snac), en faisant référence à Laurent Juillet (Président de l’Unac) dans la dernière édition du Bulletin des Auteurs, les plateformes audiovisuelles demandent de plus en plus d’informations aux compositeurs, en plus de leurs œuvres. Grâce à l’information ainsi obtenue et à l’intelligence artificielle, ces plateformes pourraient créer des catalogues musicaux infinis, sans ne plus faire appel aux auteurs. C’est un sujet très préoccupant pour tous nos membres à travers l’Europe et dont nous avons récemment parlé au sein de notre groupe de travail sur la technologie et l’intelligence artificielle. Cela dit, je crois que la situation est plutôt positive pour le droit d’auteur au niveau européen car il y a eu des progrès notables que j’ai déjà évoqué. J’ai bon espoir qu’il y en aura davantage en 2023, mais mon expérience avec l’UE m’a appris à être patient…
Crédit de la photo : Philippe Molitor.
Cet entretien est paru dans le Bulletin des Auteurs n° 152 (janvier 2023).