Le Snac a décidé de s’emparer de la question de la liberté de création en la confrontant au phénomène de plus en plus prégnant des assignations identitaires, qui conduisent trop souvent les auteurs à s’autocensurer ou à se conformer, dans le choix de leurs sujets, aux horizons d’attente des différents acteurs de la chaîne du livre.
Deux webinaires ont d’ores et déjà été organisés par notre syndicat :

# 1 – Les Auteurs en Action – Liberté de création & Assignations identitaires

https://youtu.be/WJN9yJrczVQ?si=4X3eOTzTdq0JAaRI

# 2 – La Francophonie https://youtu.be/aB_cks6YrV0?si=e565yTrI3Nh6_9rY

Des auteurs comme Shumona Sinha et Jean-Loup Amselle, notamment, nous font le plaisir de publier dans le Bulletin des Auteurs des textes sur le sujet. Ci-dessous, Bessora nous propose une saynète satirique, à peine fictionnelle, qui dénonce avec mordant l’absurdité de l’assignation identitaire. Et vous, que pensez-vous de ce sujet ? N’hésitez pas à nous envoyer vos réactions et vos témoignages !

Caroline Bouteillé

*

 

Certains écrivains sont des romanciers. D’autres sont des francophones. Leur métier n’est pas d’écrire, mais de représenter. Institués Haut-Fonctionnaire de la Francophonie ou bien Ambassadeur Plénipotentiaire de la Francophonie, ils sont professeurs à vie d’Histoire-Géo de la Francophonie.

La Francophonie est un État pas tout à fait démocratique situé au large du Congo. Des fois, il se trouve au large du Canada. Souvent, Le reste du monde.

C’est du moins dans cet endroit que le place la BNF à l’heure où j’écris ces lignes. Selon la Bibliothèque nationale de France (et d’autres), le domaine de la Martinique, de la Guadeloupe, ou du Congo, c’est reste du monde. Mais pas de la Corse, de la Sarthe ou de Saint-Pierre-et-Miquelon : eux,  c’estFrance. Car, en France, pour être un reste, il vaut mieux être basané.

La France est un État tout à fait démocratique qui a un complexe de kiki depuis qu’elle a perdu la guerre de Sept Ans aux Amériques. Depuis aussi qu’elle a cédé la Louisiane à Jefferson. Par la suite, La Francophonie lui a permis de se délester d’une autre partie de son territoire, et de ses écrivains.

Comme la grenouille de la fable, la Francophonie se voudrait plus grosse que le bœuf. Ce bœuf n’a pas besoin d’Anglophonie, d’Hispanophonie ou de Sinophonie pour être énorme. Mais comment fait-il ! Malheureusement, les écrivains auxquels les institutions françaises attribuent la nationalité francophone ne suffisent pas à restaurer la taille originelle du kiki gaulois. D’aucuns racontent qu’il fut très gros. Et puis il y a eu la capitulation de 1940. Et puis la guerre d’Algérie. Fin.

Mais qui sont ces francophones de métier qui n’ont pas pour profession romanciers ?

Soyez assurée que si nous maintenons une section Francophonie, ce n’est pas pour isoler (voire stigmatiser) les auteurs qui ne seraient pas français et ne mériteraient pas de figurer dans la section Romans, mais, bien au contraire, pour montrer aux XXX (assez peu familiers de la richesse des cultures de langue française) qu’il existe une littérature de langue française qui ne se réduit pas à celle écrite par les auteurs de nationalité française (et, à mon avis, d’égale qualité, voire supérieure).

Ainsi parlait une institution française en charge du rayonnement de la France à l’étranger. L’écrivain francophone est donc le non-Français. Car le Français lui, parle une langue tout à fait différente, qui n’est pas du français. Mais à quoi reconnaît-on que le Francophone est un non-Français ? Procède-t-on à un test du peigne comme pendant les heures les plus inspirées de l’apartheid sud-africain ? Pas tout à fait. On regarde juste sa couleur de peau.

Pour cette raison Aimé Césaire (et d’autres auteurs présumés de nationalité étrangère  parce que non-blancs) sont devenus des auteurs étrangers dans les collections francophones de la BnF. Ils y représentent une littérature étrangère à part. Tout à fait à part. En 2023 comme en 1923, vous ne serez jamais tout à fait français en littérature si vous avez une gueule d’étranger. Sauf évidemment à abjurer de votre couleur et renier vos parents. C’est-à-dire faire preuve d’une parfaite assimiliation, au sens de « Reconquête », le parti de Zorro.

Attention, le bronzage des écrivains de nationalité francophone n’en fait pas des êtres inférieurs, bien au contraire ! C’est comme les Dogons de Griaule : on n’a pas fini de s’étonner de la richesse de leur cosmogonie. C’est dommage qu’ils aient été viciés par l’Occident, dirait Leiris. Gare à l’abâtardissement. Le Maryland et l’Afrique du Sud l’avaient  bien compris, eux qui avaient prohibé ces mariages dégradants. La Négritude aussi l’a compris. À l’instar d’autres catégories, tels négro-africain, francophone, migritude, post-colonial, décolonial, féminitude et deuxième sexe, la Négritude est une arme de séparation massive, que Gobineau et consorts ne renieraient pas.

Appropriation du stigmate raciste, la Négritude sert de caution à un apartheid en littérature.

Reprenons la parole institutionnelle qui m’est récemment adressée :

La question du maintien d’une catégorie comme « Francophonie »est fortement discutée, et à juste titre, tant il est important de questionner ses pratiques. Un critique littéraire vient d’envoyer sur Facebook une photo montrant que les livres de Mohamed Mbougar Sarr étaient présentés, dans une certaine librairie parisienne, dans la section « Littérature francophone d’Afrique » et non pas dans la section « Littérature française ». Ce qui est effectivement choquant.

Mohamed Mbougar Sarr n’a donc pas le droit de se définir comme il veut. De se dire Sénégalais lui est-il permis ? Africain serait-il une injure dans sa bouche ? Européen ? Les deux ? Qui se soucie de sa francophonie ? Quel besoin obsessionnel a-t-on de cet adjectif francophone, quand il suffirait de mettre le nom des traducteurs en couverture au cas où les livres sont traduits ?

Francophonie (et les autres) ont donc une mère. C’est Négritude.  L’accoucheur, Senghor, fut le chantre de la francophonie à Paris et de la dictature à Dakar. Gary, Sand, Despentes ou mon amie Karin sont interdits de séjour en sa Négritude. Eux, c’est la Blanchitude. Pour certains, c’est la judaïté. Parce que les Nègres se doivent d’écrire les Nègres comme les Blancs les Blancs et les Juifs les Juifs : tu ne commettras pas le péché d’appropriation culturelle. J’habite une blessure sacrée, disait Césaire. Pas touche. Sinon je crie au viol et à la profanation.

C’est une histoire de vengeance.

Pour se venger de l’universalisme dit égalitaire, en réalité vertical, raciste et sexiste, il convient de se faire soi-même hara-kiri. Comme Senghor autrefois, s’approprier le stigmate : devenir plus raciste, plus sexiste, plus essentialiste que l’universaliste qu’on dénonce. Et comme Zola – enfin, pas exactement –, accuser.

Flaubert ! Ce salaud de Blanc qui a écrit les personnes de sexe féminin.

Conrad ! Un autre salaud de Blanc, qui a écrit les personnes de couleur noire.

Pour remédier à ces abus de pouvoir, le plus efficace serait de castrer l’homme blanc. Et de s’exciser soi-même. Malheureusement, le droit de castrer chimiquement son prochain n’est pas encore inscrit dans la constitution. Dans cette attente, arrachons notre propre clitoris.

Avant, Ils m’interdisaient de sortir de ma propre personne. Désormais, je me l’interdis moi-même. Indigènes et femelles s’enferment en prison, dans la bonne cellule sous peine de ne pas rencontrer leurs lecteurs. Ensuite, tourner la clé dans la serrure, deux tours, et la jeter dans les chiottes.  défaut de latrines privatives, les avaler. Les clés. Sinon, gare au prochain Salon du livre.

– Bonjour madame l’écrivaine de couleur noire ! Vous avez un roman sur l’esclavage ou la colonisation ?

– Ah non, désolée, madame. Celui-ci est…

– Appelez-moi madame la lectrice de couleur blanche, s’il vous plaît.

– Ce livre-ci, madame la lectrice de couleur blanche, est une adaptation de Cyrano de…

– Cyrano de… Mais est-ce qu’il ne s’agit pas d’une personne de sexe masculin et de couleur blanche ?

– Je ne sais pas si…

– Madame l’écrivaine de couleur noire. Que je sache, Cyrano était une personne LGBTQIA+. De quoi je me mêle ? Vous ne racontez pas comment vous avez avez échappé au génocide des…

– Malheureusement, je ne suis rescapée d’aucun génocide. Mais j’ai ce texte sur des orphelins de guerre allemands qui…

– Des Allemands ! Au revoir et bonne journée !

– Attendez, madame la lectrice de couleur blanche ! Je parle aussi de racisme et de sexisme ! Revenez !

Intriguée, elle revient sur pas. Pour me raconter sa vie. Il y a toujours un moment où l’acheteur potentiel vous raconte, dans l’ordre, sa vie, son amour des Noirs, ses conseils pour l’Afrique. Une écoute patiente n’offre cependant aucune garantie d’achat de vos livres. En l’occurence, la dame connaît très très bien l’Afrique. Elle enseigne des sciences sociales parfaitement exactes à l’Université. Sa parole est biblique :

– … Vous ne m’en voudrez pas, mais je cherche un auteur authentiquement post-colonial. Si je m’en réfère aux derniers travaux de recherche en sociologie, vous n’en cochez pas toutes les cases. À ce degré de… on pourrait parler de non-sens. Ou de centaure. Je ne sais pas, c’est une hypothèse que je pose là. À moins que… Écrivez-vous des livres féministes ? Vos orphelins-là, c’est des orphelines ou bien ?

– Aussi… Mais.

– Aussi ! Aussi ?! Merci. Mais ça ne va pas coller.

– Puisque je vous dis que… Ma Barbara est même homosexuelle !

– Homo… de quoi je me mêle !

Son regard porte une grave accusation : je suis probablement hétérosexuelle, peut-être même mère. Et je m’approprie la culture LGBTQIA+ ? Non, vraiment, ce n’est pas possible. Elle me dit encore Bonne continuation sur le ton d’une menace de mort, ou comme McCarthy vous traiterait de communiste, elle prie intérieurement pour que je ne vende RIEN du tout, et que mon livre ne soit JAMAIS traduit en Lingala. Puis, juste avant de me laisser à mon arriération, elle m’explique quand même, des fois qu’il y ait une chance de me ramener sur le droit chemin. Je résume son propros le plus honnêtement possible : chacun devrait  écrire le soi que lui prête le bureau de classification sociale, ethnique et sexuelle. Celui-ci est administré par l’État et ses opérateurs publics, l’Université, la Chaîne du Livre, les grands médias, les réseaux sociaux et leurs algorithmes. Dont acte. Si je comprends bien, le soi serait de deux ordres. Il y a le soi assimilé, façon Reconquête, celui qui dit Dumas est blanc. Et il y a le soi essentiellement différent, celui qui, façon Négritude, Féminitude et autre Migritude, dit Dumas est noir. Celui-là est le bon soi. Le meilleur des sois qui soit. Toi compris ? Elle poursuit.

– Depuis 1492 nous le savons : il ne saurait y avoir de neutre. Les femmes doivent se séparer des hommes. Et les Nègres des Blancs. Ce qui ne les empêche pas d’entretenir de bonnes relations de voisinage.

– Hendrik Verwoerd disait quelque chose comme ça.

– Verwoerd ?

– L’artisan de l’Apartheid en Afrique du Sud.

– Ah oui, je vois. Un décolonial.

Bref, si je  change mes thématiques, mes points de vue et les illustrations de mes livres, peut-être qu’elle finira par m’en acheter. Résolue à lui faire cracher ses euros, je joue mon va-tout.

– C’est comme vous voulez. Mais Le Monde vous dirait que vous passez à côté d’une occasion.

Ses narines frétillent d’intérêt : Le Monde, le grand journal-là ?

– Parce que… Le Monde m’a attribué la nationalité francophone tout récemment.

Un article dresse en effet l’éloge de L’Américain X, le Britannique Y, la Francophone Bessora. Notre professeure ès féminitude et décolonialisme alias post de la francophonie se décompose. Elle blêmit. Car elle prend enfin conscience de son immense erreur. Ses yeux trahissent un mesage bouleversant.

Pardon… En tant que femme blanche française judéo-chrétienne, je voudrais vous demander pardon. Je n’étais pas née pendant la colonisation mais je m’excuse beaucoup beaucoup de ne pas avoir acheté votre livre parce que je… je ne savais pas ! Je suis tellement tellement coupable de tous les crimes contre l’humanité que je n’ai pas commis. Seulement j’adore me fouetter ou qu’on me fouette. Fouettez-moi, fouettez-moi, fouettez-moi que je jouisse !

Et avant de lui procurer l’orgasme demandé grâce à ma dédicace des Orphelins, j’essaie de lui refourguer un autre de mes bouquins.

– Sinon, je traduis aussi des polars coréens. Ça vous tente ?

*

Ce texte a été publié dans le Bulletin des Auteurs n° 155.

Photographie de Bessora – Crédit : Antoine Flament.

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