Bulletin des Auteurs– La Sacem et la Gema (société allemande de gestion des droits d’auteur) ont publié les résultats d’une étude sur l’impact de l’intelligence artificielle dans la musique.
Patrick Sigwalt– Cette étude a été conduite auprès de 15 000 créateurs, membres de la Gema et de la Sacem.
Les quelques chiffres à retenir sont les suivants : 35 % des personnes qui ont répondu à cette étude ont déjà utilisé l’IA comme un outil au service de leur création ou comme aide à la réalisation de leurs projets.
On estime que le marché de l’IA générative dans la musique, qui pèse aujourd’hui 300 millions de dollars, représentera plus de trois milliards de dollars en 2028.
Les deux problématiques qui ressortent pour nous, auteurs et compositeurs, sont d’une part, qu’une rémunération doit être garantie quand nos œuvres alimentent les bases d’entraînement de l’IA générative. D’autre part, nous demandons une protection des revenus liés à nos œuvres quand les plateformes de streaming seront noyées, ce que nous redoutons, par des contenus provenant de l’IA.
Aujourd’hui 120 000 titres par jour sont déversés sur les plateformes de streaming et, à l’horizon 2028, cela pourrait tripler. À terme la moitié des contenus ne seront plus des œuvres de création humaine.
Les revenus des créateurs dont les œuvres auront servi aux bases d’entraînement à l’origine de nouveaux contenus devront être protégés. On considère que, d’ici 2028, les revenus des créateurs pourraient baisser de 27 %, et 71 % des créateurs pensent que l’IA menacera directement la possibilité de vivre de leur travail.
Il y a donc une crainte extrêmement élevée chez les auteurs de la musique, mais aussi de l’ensemble des industries créatives face à l’IA.
64 % des personnes qui ont répondu évaluent que les risques impliqués par l’IA dépassent ses bénéfices. 90 % des membres de la Gema et de la Sacem qui ont répondu, soit la quasi-totalité, demandent une rémunération pour l’utilisation de leurs œuvres par l’IA.
Pour ce faire, nous disposerions de plusieurs pistes, comme celle d’un dispositif qui s’inspirerait de celui de la copie privée. Ce processus, que nous maîtrisons parfaitement, demande à être travaillé pour répondre au mieux à ces nouveaux enjeux. Il permettrait de rémunérer directement les créateurs et de compenser immédiatement leur perte de revenus due à l’IA.
Pour y parvenir il faut que l’IA soit identifiée comme telle. Nous devons savoir ce qui provient de l’IA, et ce qui relève d’une œuvre de l’esprit.
89 % des personnes qui ont participé à l’étude le demandent. Nous devons donc nous atteler à rendre transparentes les IA et notamment les IA génératives.
90 % souhaitent que leur permission soit exigible avant que leurs œuvres ne soient utilisées. C’est un vœu pieux quand on sait que, dans quelques mois maintenant, l’ensemble de ce qui aura transité sur internet depuis sa création aura été fouillé.
Il nous faut donc arrêter d’opposer en permanence innovation et culture et prôner ensemble une IA transparente et vertueuse qui prenne réellement en compte l’apport indispensable des auteurs et des compositeurs dans l’élaboration de ces nouveaux contenus.
Le droit d’opposition (opt-out) que la Sacem a été la première à mettre en place, nous donne tout de même un levier pour nous opposer en cas de litige. Mais donner son accord en amont paraît un combat perdu depuis déjà longtemps.
B. A. – Personnellement, cette étude confirme-t-elle ce que vous anticipez ?
P. S. – Je pense que les risques induits par l’IA dépasseront largement ses bénéfices, dans le domaine de la musique mais aussi de la culture en général, si nous ne prenons pas des mesures aussi rapides que fortes.
Dans le cadre du Conseil Scientifique et de l’Innovation de la Sacem, nous avons déclaré très tôt que la France devait se tenir là où elle s’est toujours tenue, dans la défense du droit d’auteur qu’elle a elle-même inventé en sortant du siècle des lumières.
J’ai publiquement demandé une régulation des nouvelles pratiques et dénoncé la position de blocage lors de l’adoption de l’« IA Act » au niveau européen. Je pense que l’exécutif français a subi un lobbying puissant de la part d’intérêts commerciaux privés qui souhaitent opposer culture et Innovation, ce qui est historiquement absurde.
De mon point de vue, les sociétés françaises développant de l’IA devraient au contraire se démarquer de leur concurrence étrangère par leur transparence et la traçabilité de leurs données. Cela leur donnerait un avantage concurrentiel quant à la sécurité juridique de leurs produits.
Le milieu culturel français s’est toujours tenu à l’avant-garde de l’innovation. ce titre, nous regrettons que le comité interministériel pour l’IA, placé sous l’autorité de Matignon, n’ait pas fait une vraie place à la culture.
Les auteurs et les compositeurs ont toujours accompagné avec bonheur les évolutions technologiques de façon responsable, transparente, et éthique.
Les prises de bénéfices de Google dans des OGC devenus à but lucratif comme BMI ou dans des licornes françaises comme Mistral nous inquiètent quant à la dérégulation souhaitée par cette multinationale.
Heureusement la législation européenne de l’IA a été adoptée, l’Allemagne et l’Italie se sont désolidarisées de la surprenante et ponctuelle position française.
J’en appelle aujourd’hui à notre ministre de la Culture. Les industries créatives représentent une économie plus importante que celle de l’industrie automobile et celle du luxe.
Près d’un million et demi d’emplois non délocalisables sont concernés.
L’enjeu est démocratique, car c’est bien sa culture qui définit un peuple.
Comment pourrait-on définir la France sans évoquer son architecture, sa littérature, sa peinture ou sa musique ? Et comment garantir son rayonnement culturel sans protéger celles et ceux qui créent aujourd’hui les œuvres de demain ?
En 2019, notre mobilisation a été totale et, contre toute attente, nous avons fait adopter la directive européenne « Droit d’auteur » face aux Gafam.
L’IA met en lumière l’importance du droit d’auteur et l’impérieuse nécessité de faire vivre celles et ceux qui façonnent aujourd’hui la culture de demain.
Depuis près de deux siècles, grâce à quelques artistes visionnaires d’une incroyable modernité, des sociétés d’auteur comme la Sacem rémunèrent de la même manière les femmes et les hommes, les stars et les débutants, les créateurs des villes et ceux des campagnes, soutient la création au travers d’une action culturelle puissante et défend les plus faibles grâce à des dispositifs sociaux et éducatifs innovants s’appuyant sur un maillage territorial unique au monde et des organisations professionnelles représentatives. Tout cela avec une seule idée : Que ces métiers de la création, restent des métiers dont on puisse vivre avec dignité et liberté.
Ce que n’ont pas compris ces groupes privés, souvent américains ou chinois qui développent des algorithmes d’IA musicale générative, c’est que leur pérennité à moyen et long terme ne tient que dans leur capacité à soutenir la création et la production culturelle humaine. Car en tarissant la source, on assèche le fleuve.
A contrario, nous pensons que la science et les avancées technologiques sont là pour nous apporter paix et confort. Les innovations inédites qui sont en cours seront une chance formidable si nous savons les mettre à notre service.
François Rabelais nous prévenait en son temps : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »
Madame la ministre, l’enjeu est bien plus important qu’il n’y parait. Vous êtes aujourd’hui garante de l’héritage des Lumières qui a façonné l’Europe. Vous pouvez compter sur notre capacité à nous mobiliser avec force à vos côtés pour défendre la création et la culture dans toutes ses composantes et donner à notre jeunesse les outils de son émancipation.
Ne laissez pas une poigné de sociétés étrangères s’acheter sur le continent européen ce qui n’est pas à vendre : notre culture et notre liberté.
Cet entretien est paru dans le « Bulletin des Auteurs » n°157, en avril 2024.
Portrait photographique de Patrick Sigwalt. Crédit : Christine Ledroit-Perrin.