Pour une réforme profonde du modèle économique du streaming – Un entretien avec Denis Levaillant

Actualités Pour une réforme profonde du modèle économique du streaming – Un entretien avec Denis Levaillant, compositeur, pianiste, auteur, président de la Fédération de la Composition – Musique de création (2021/2024). Bulletin des Auteurs – Les auteurs et compositeurs peuvent-ils se réjouir de l’essor du streaming ? Denis Levaillant – Nous sommes au Far West. Chaque jour, plus de 130 000 nouveaux titres sont diffusés sur les plateformes, en majorité du rap, de la dance, de l’électro, des variétés, ce que l’on nomme généralement le « mainstream » ; à leurs côtés on ne comptera que 200 titres de « classique » (toutes époques confondues). D’après une annonce récente de Deezer, 18 % de ces titres sont à présent des créations de l’IA. Dans le système actuel, le profit vient de l’utilisation de la masse des datas revendues par ceux qui les collectent. La conséquence immédiate de ce raz-de-marée quotidien est que les plateformes ne sont pas du tout encouragées à défendre la qualité ou l’originalité, contrairement aux distributeurs de disques d’antan. Les plateformes sont devenues les outils de promotion du « mainstream » dont les contenus leur sont fournis par les majors ou certains « indépendants ». Lesquelles sociétés tentent d’acquérir depuis peu des parts dans des sociétés comme Suno ou Udio, qui se spécialisent dans la facturation à leurs clients du service de créer des musiques à la demande, à partir des catalogues existants, en y entraînant leurs IA. À terme cela signifie la disparition des royalties et des droits d’auteur, puisque si j’aime un master de Denis Levaillant mais que j’aimerais entendre une version remixée avec ukulélé électrique, la solution me sera donnée par mon abonnement – et Denis Levaillant ne sera jamais rémunéré pour cette nouvelle version, bien sûr. Nous sommes au Far West et les premiers qui s’installent prennent les meilleures terres. Il est donc assez aisé de comprendre qu’il n’y a pas de revenus raisonnables du répertoire « classique » (comprenant ici le « contemporain ») dans l’industrie du streaming. B. A. – La Sacem vient de conclure un accord avec Deezer. D. L. – Au premier abord cette annonce de la Sacem apparaît d’abord comme une opération de communication, sans réel impact commercial. Deezer représente 10 millions d’abonnés payants, dont 60 % des revenus viennent de la France, là où Spotify en affiche 263 millions (en 2024) : c’est donc bien cette dernière plateforme qu’il faudrait convaincre de changer de politique. D’autant que Deezer perd beaucoup d’argent et devrait avoir beaucoup de mal à échapper à un rachat. Ensuite, il faut analyser en détail les informations qui nous sont données. Éliminer les fraudes IA et autres n’est pour moi pas du tout un résultat de négociation valable, puisque le devoir de toute plateforme est bien entendu de ne pas proposer à ses clients des marchandises illégales. Cet accord ne s’attaque pas du tout au noeud du problème : la répartition aujourd’hui n’est pas égalitaire. Étant calculée au prorata global du nombre de streams, elle favorise les artistes les plus en vue. Si vous êtes abonné et que vous n’écoutiez que du Levaillant par exemple, eh bien l’argent de votre abonnement ira malgré tout à Rihanna et non à moi – et cela ne changera pas car le plafond défini de 1000 streams mensuels pour un titre avec 500 abonnés différents est extrêmement élevé et éliminera beaucoup de monde. Avec in fine le danger de voir Deezer et les majors décider qui est un « vrai artiste », ce qui n’est pas vraiment démocratique. Il semble donc bien que ce modèle « Artist-Centric » va donner au final plus aux plus gros et moins aux petits, et ne changera pas grand-chose au matraquage des genres mainstream, car il y a gros à parier que les « fermes à streams » seront remplacées très vite par des systèmes encore plus performants. B. A. – Que faudrait-il changer ? D. L. – Trois pistes de réformes s’imposent, qui convergent dans l’idée que la répartition vienne de la consommation réelle, en termes de genres et de durées. Le revenu de chaque abonné devrait être fléché vers ce qu’il écoute en priorité. Lorsqu’en Avril 2024 Spotify a modifié son système de rétribution en ne payant un titre qu’à partir de 1000 streams par an, le principe d’équité a été largement bafoué. 1/ La rémunération à la seconde Une des disparités principales tient au principe de la rétribution à l’acte et non au temps : une écoute de cinq minutes d’un mouvement symphonique sera rétribuée autant qu’une écoute de trente secondes de rap (la première boucle). Imaginez si ce principe était appliqué par les sociétés de droits d’auteur dans l’audiovisuel ! La rémunération à la seconde – pratiquée par la Sacem – est aujourd’hui la seule qui soit un minimum équitable entre les genres. Malheureusement ce principe de répartition n’a pas été négocié en temps utile. 2/ Le prix unique Autre disparité voire incohérence : il n’y a que dans le streaming qu’un producteur ne peut fixer son prix de gros HT, qui est défini par les plateformes. Imagine-t-on aujourd’hui ce modèle appliqué au livre ? Ce serait la ruine des libraires et de la plupart des éditeurs. Un producteur peut toujours fixer son prix pour le téléchargement payant, qui à une certaine époque a très bien fonctionné, mais a été quasiment tué dans l’oeuf par les labels classiques qui n’ont pas vu arriver le monde numérique. La piste du prix unique devrait être sérieusement étudiée, même si évidemment le stream n’est pas comparable à un achat d’objet. Aujourd’hui, pour chaque stream, la répartition des revenus est ainsi établie : 30% pour la plateforme, 54% — soit 80% des 70% restants — pour le producteur du master, et 16% pour le publishing (éditeur/compositeur), via les sociétés de gestion des droits comme la Sacem. En moyenne ce pourcentage pour le producteur s’élève à 0,004 € par stream, mais cette rétribution diffère d’une plateforme à l’autre, car elle dépend des
Pour une musique nouvelle – par Denis Levaillant, compositeur, pianiste, auteur, président de la Fédération de la Composition – Musiques de création.

Actualités Pour une musique nouvelle – par Denis Levaillant, compositeur, pianiste, auteur, président de la Fédération de la Composition – Musiques de création. Pour inventer la musique d’aujourd’hui, il ne suffit pas de renouveler ses sonorités et ses formes, il faut en même temps transformer sa fonction, son utilité. C’est par ce double mouvement qu’une musique nouvelle pourra surgir et se développer. On parle beaucoup dans les cénacles d’une « crise du langage » que nous traverserions. Par sa décision de table rase, la génération précédente nous a légué, en même temps qu’une grande rigueur de recherche, un grand retard dans la formation du public, sinon parfois une totale déchirure d’avec lui. Que nous tissions un nouveau réseau, que nous rendions la relation au public à nouveau nécessaire dès l’origine de l’œuvre, alors les problèmes esthétiques se poseront de manière beaucoup plus naturelle, donc créative. Si crise il y a, c’est plus d’une crise d’utilité que d’identité qu’il s’agit. Souvent la musique contemporaine suscite l’ennui, car aucun véritable public ne peut s’identifier ni à son discours, ni à ses enjeux, ni à ses structures. Il est temps que la musique nouvelle regarde vers l’avenir, en s’adressant au plus grand nombre. Il est temps que le compositeur cesse de considérer son public comme une projection mimétique de lui-même. Il est temps que le mouvement enclenché par un Vilar au théâtre atteigne enfin le rivage musical. L’époque des métaphores militaires (« l’avant-garde ») étant révolue, il est temps d’appareiller vers le large. Que la musique nouvelle sorte de ses labos, de ses studios, de ses ghettos ! Qu’elle se mêle à la rumeur de la cité, aux autres arts du spectacle, aux supports réels du monde réel ! Qu’elle confronte les résultats de ses recherches à la narration de son temps ! Qu’elle s’abreuve aux courants populaires ! Qu’elle envahisse les ondes et les images, si elle croit en son pouvoir ! Le temps n’est plus aux artistes-prophètes, mais aux artistes entrepreneurs, occupant sereinement une nouvelle place dans la cité. La musique dite contemporaine regarde la musique dite actuelle avec mépris ; celle-ci lui renvoie sa crainte et son envie. Elles travaillent pourtant avec les mêmes outils. L’époque semble s’habituer à cette totale séparation du genre « commercial » (pour le peuple) et du genre « culturel » (pour l’élite). Les créateurs n’ont pas à entériner cette coupure dans l’art musical d’aujourd’hui, sous peine de se transformer en fonctionnaires de l’art. Le pire vice de ce système n’est-il pas de nommer classique une œuvre avant que celle-ci ait trouvé son utilité communautaire ? Il est temps que ces mondes fusionnent. La musique n’est pas un supplément de culture pour élite fatiguée. Elle est le mouvement profond, l’élan de l’âme, l’imaginaire dramatique pur. Elle lie le corps et l’esprit, elle relie l’homme à sa condition. Il est temps qu’elle retrouve sa véritable utilité : langue de l’âme et des passions, formatrice du goût, révélatrice de l’expression. Dans ce mouvement, les musiciens (dits « interprètes ») retrouvent une place primordiale de chercheurs pratiques, qu’ils avaient magnifiquement occupée à l’âge baroque. Il est temps que cette économie-là, ce circuit-là, si propre à l’art musical, se libère de l’hypertrophie du rôle du compositeur. Il est temps que d’autres auteurs surgissent pour la musique, mutants, pratiques et théoriques, joueurs et scribes, poètes et saltimbanques. Pour une musique nouvelle, il est temps d’inaugurer de nouvelles pratiques. Denis Levaillant Cette Tribune libre a été publiée dans le Bulletin des Auteurs n° 155. Photographie de Denis Levaillant. Crédit : Julie Levaillant.
Éloge de l’éclectisme – De l’Opéra de Paris à Rihanna – par Denis Levaillant, compositeur, pianiste, auteur, président de la Fédération de la Composition – Musiques de création.

Actualités Éloge de l’éclectisme – De l’Opéra de Paris à Rihanna – par Denis Levaillant, compositeur, pianiste, auteur, président de la Fédération de la Composition – Musiques de création. Musique symphonique, musique électro, musique de scène, musique de ballet, musique de synchronisation, musique de film, musique actuelle : la création d’aujourd’hui traverse les catégories. Aucun préjugé de genre ne devrait entraver la libre circulation des œuvres dans la société ; il est totalement fallacieux de prétendre que la création musicale n’a pas de « marché » : il faut évidemment aller le chercher, prendre le temps de convaincre et de diffuser, être extrêmement professionnel dans la production, et être extrêmement patient. Il me semble que cette question mérite vraiment d’être débattue par le Snac, car elle concerne le métier dans sa définition, son économie, sa communication, elle touche au statut du compositeur, elle aborde le « périmètre » envisagé de nos actions, elle est selon moi aujourd’hui urgente et fondamentale. Je voudrais témoigner de ces percées, que j’ai profondément vécues dès mes débuts de créateur et qui nourrissent encore aujourd’hui mon quotidien. Quelques exemples : En 1983 je reçois une commande de l’État pour une création au Festival de musique contemporaine de la Rochelle, Piano transit, un concerto pour piano et électronique, tous les sons étant des traitements numériques de sons de piano faits au GRM (studio 123). Cette œuvre est donc coproduite par l’Ina-Grm qui la programmera au studio 104 à Radio-France. Je la dédie à Pierre Henry (qui assistera au concert de Paris) et l’interprète moi-même dans un dispositif de diffusion du son révolutionnaire (un réflecteur en forme de champignon suspendu au-dessus du piano, inventé par Jean-Pierre Morkerken). J’ai par la suite monté certains extraits de cette œuvre, très riche, en multipistes, et certaines séquences entières ont été éditées dans plusieurs albums destinés à la synchronisation au cinéma, dont The Fear Factory, chez Cézame, dans lequel Rihanna a puisé un titre pour le générique de fin d’une de ses vidéos récentes : une commande de l’État a donc été entendue partiellement par plus de 160 millions de personnes sur YouTube à ce jour. Étonnant, non ? Musique savante contemporaine, musique électronique, musique de synchronisation, musique actuelle : que sont les catégories devenues ? En 1987 je reçois une commande de musique de scène de la Comédie-Française pour Le Canard sauvage d’Ibsen mis en scène par Alain Françon. Je compose un quintette à vent qui est enregistré par le quintette Nielsen et diffusé en scène, pour plus de soixante représentations. J’en tire une version de concert : Sept prières pour un canard sauvage, qui est créée en 1995 au Centre Pompidou par Nielsen et repris à la Salle Gaveau. J’utilise quelques extraits de cette œuvre dans une production du CMG chez Cézame, L’Étrange, et ces titres depuis sont régulièrement synchronisés dans le monde entier. En 2008 le réalisateur hollandais Ad Bol me commande la BO de son film de fiction Blindspot. Il tombe amoureux de ce quintette et me demande de faire toute la BO avec ces matériaux. Dont acte. Musique de scène, musique « sérieuse de concert », musique synchronisée, musique de film : que sont les catégories devenues ? Après OPA Mia en 1991, je compose Les Couleurs de la parole, commande de Radio France pour le Philharmonique. Je prolonge l’orchestre de l’opéra, en poursuivant l’inspiration de la voix parlée, de la conversation. Création en concert. L’œuvre est enregistrée.Je m’empare de l’enregistrement et en fais la base d’un vaste traitement électroacoustique : Drama Symphony, commande de l’Ina-Grm. J’extrais de cette œuvre des fragments qui sont recomposés pour être synchronisés à l’image : Dark (chez Koka Media). Enki Bilal sera le premier à synchroniser deux titres dans la BO de son film Immortel. Cet album est devenu depuis une référence dans l’audiovisuel, dans le monde entier : plus de cent synchronisations par an depuis 2003. La même œuvre passe donc de la catégorie « musique symphonique contemporaine » à « électroacoustique » puis à « BO de cinéma » puis à « musique de synchronisation » : que sont les catégories devenues ? Éclectisme J’ai été classé à mes tout débuts dans le genre « musique improvisée », puis dans la « musique contemporaine », puis « musique électroacoustique », puis « musique de spectacle », puis « musique de film », puis « musique de synchronisation », puis « musique de ballet », puis à nouveau « musique sérieuse de concert », etc. Suspect aux yeux de tous les sectaires (puisque je traverse leurs cercles sans y prendre attache), je suis un créateur libre ; je vais là où mon instinct et mon désir me guident, et je cultive mon style à travers tous les genres. Mon éclectisme est salué par les Anglo-Saxons, pour qui la variété des techniques maîtrisées est un atout considérable pour un créateur. Colin Clarke, critique de Fanfare aux USA, a ainsi pu écrire : « His versatile musicianship is truly extraordinary. » Aucun critique français (en dehors des musicologues) jusqu’à présent n’a daigné porter la moindre attention à cet aspect fondamental de ma personnalité. Pourquoi parler ainsi de moi ? Parce que je pense avoir été en avance dans ma génération, à créer hors limites imposées, d’un genre à l’autre, en maintenant un cap authentique, sincère et indépendant. J’ai la profonde conviction que de plus en plus de jeunes créateurs suivent cette voie de l’ouverture, de la multiplicité, des brassages, des voyages, des traversées de frontières, bref de l’éclectisme – ou encore versatilité, mais allez en parler à un intellectuel français, il va vous traiter de girouette – si bien qu’il me semble que la conception sacralisée du « concert de musique contemporaine » comme seule source de communication (et de revenus ?) pour un créateur d’aujourd’hui est totalement désuète, obsolète, et souvent mortifère. Denis Levaillant Portrait de Denis Levaillant, par Julien Mélique. Cette « Tribune libre » a été publiée dans le Bulletin des Auteurs n° 153, en avril 2023.